Anne Malaprade | De musique, il n’est guère question…
De musique, il n’est guère question dans ce ChantTacite dont le singulier indique sans doute un continuum latent unifiant tous les poèmes en deçà de leur inscription temporelle, soit ces 365 jours qui font une année. 365 poèmes, eux, font livre et journal troué. Le couple musique/temps remplace ici le classique duo espace/temps : Emmanuel Laugier dit la rencontre entre un lieu, un espace et une action qui génèrent son et sens. Cette composition musicale, on n’en parle pas, elle ne parle pas, puisqu’elle est tacite. « Ce dont on ne peut parler, il faut le taire », écrivait Wittgenstein. Pourtant la musique, ici, constitue bien une basse continue sous la forme d’un rythme, d’un souffle, d’un tempo qui parcourent intérieurement et silencieusement ces textes réunis par une année calendaire. Le terme « réunis » est cependant impropre : ces fragments versifiés ont plutôt été voulus, constitués, appelés, attirés par chaque jour de l’année 2012.
365 poèmes de longueur variable, qui disent la folie patiemment ordonnée du jour ou, peut-être, la sagesse désordonnée d’un quatuor musique/temps/espace/action qui nous constitue et nous défait tout à la fois. « programme : sortir de l’inextricable ».
Ce jour, il se déploie donc dans un triangle lumineux formé des angles suivants : le dehors (un paysage italien, grec, provençal, marocain…, une photo, une peinture, une image, un fruit, une nature morte, un animal), le carnet, la table. « : ainsi s’imprime sur le fond de l’œil/un faisceau de lignes pures/il se cherche/dans le plan du carnet la même cassure ». Parfois le dehors s’intériorise, et devient souvenir ; parfois le carnet lui-même se prend à voyager et devient barque ou yole ; parfois la table confond le meuble et le corps, et le bois se fait chair. Entre ces trois pôles, des mots-insert produisent du lien et introduisent une voix qui énonce plutôt qu’elle ne chante : elle pose et dépose, elle dicte, elle note, elle consigne. C’est la voix d’un corps en marche, qui avance et qui gravit. La mention du mouvement revient souvent dans le texte sous sa graphie minimale « mvt ». Un corps qui sent, qui perçoit, qui reçoit, acceptant ce qui vient et ce qui est. Jamais il ne se révolte, refuse ou se détourne. Un corps dans l’existence et l’expérience, le voyage et la contemplation, précédant une phrase qui souvent le devance.
On écrit, on pense, on relate, on analyse au devant de soi. Et c’est peut-être dans le poème que le corps rejoindra la phrase, que la phrase atte(i)ndra le corps, et que les deux réalités coïncideront. Alors, quelque chose qu’Emmanuel Laugier nomme « joie » conduit et place les mots là où ils doivent être, au sein d’une syntaxe qui comporte gouffres et failles, trous et béances, ruptures et décrochages. La grammaire désaxée et hors la loi s’articule à un paysage ou territoire de la joie lui-même accidenté. Le carnet, sans doute, comporte des lignes illisibles ou invisibles, et c’est à même le blanc qu’il faut écrire le vertige et l’équilibre accidenté, et peindre toutes les couleurs du monde. La table est bancale, mais offre néanmoins une assise à partir de laquelle des fragments de réel se conjoignent pour signer un nouveau « chant du monde » alyrique et atonal. Trilingue, il parle français, anglais et italien.
D’après Jean Besancenot
J’aime que ce corps marchant écrivant soit fait de « crâne », de « genou » et de « poignet ». En eux ça projette et ça fictionnalise. Avec eux ça combat et ça travaille, mais sans aucune agressivité. Grâce à eux ça écrit, car le langage finit toujours par « faire retour » pour s’approcher au plus près de ces multiples « gris » qui, dans toutes leurs nuances, investissent le visible et les songes. Dans l’envers, ou à l’envers des phrases, le corps s’entête à trouver les mots, les syllabes et les lettres déhanchées qui feront poème, à l’image de ceS, lettre majuscule italique, signe, dessin, onomatopée, désignation d’un son brut et blanc du Un (Fourcade bien sûr…) qui parcourt furtivement certains poèmes, tranche dans la langue, découpe du son et du sens tout en y insérant une forme d’insensé. « : la question en S tourne/vers le cœur sa lente respiration le ruban/de chaleur qu’elle dessine/sur la plaque métallique du lac/à la mienne pendue en collier autour du cou ». Le S comme trace d’un poignet affaibli ou au contraire marque d’un « insert » puissant. Le S comme murmure souterrain qui court sous la phrase. Le S comme beauté fulgurante que saisit un regard caméra qui projette aussi un tableau ou une photographie. Le S de serpent, enfin, qui mord la vie, la suspend et l’emporte. Orphée s’est retourné. Cette fois c’est son père qui est retenu pour l’éternité dans des limbes invisibles. Reste la main du fils poète qui écrit le visible pour dire la sensualité infinie avec laquelle on peut goûter un fruit, observer sa maturation, colorer de mots la gamme de ses saveurs, et dire, enfin, adieu à son père et au monde de l’enfance.
L’orphelin, désormais éloigné du Maroc, dialogue avec des figures paternelles dont les noms propres éclairent et ponctuent les poèmes. Littérature, cinéma, peinture, photographie : raison et affects. Si le « je » rencontre pas ou peu d’humains lorsqu’il pérégrine, son regard s’arrêtant plutôt sur les vivants que sont les chevaux, les chèvres, les insectes ou les ânes, il dialogue avec Rilke, Dupin, Mandelstam, Benjamin, Fourcade, Pasolini, Hilberg, Richter, Séféris, Fra Angelico, Dante, Du Bouchet, Courtois, Baltz, Deligny, Caproni, Imamura, Büchner, Walser, Pétrarque, Zukofsky, Creeley ou encore Duncan. Leurs noms s’inscrivent dans les paysages traversés, parfois jusqu’à s’y fondre et s’y cacher. Ils apparaissent comme la terre, le socle, l’assise à partir desquels le silence contemplatif trouve voie/voix vers une parole dépouillée qui épouse la lenteur et la gravité du monde.
Le poème lui-même est constitué de lignes plutôt que de vers : lignes qui « plient l’ordinaire » certes, mais qui déplient aussi les lettres, les font surgir, intempestives, à l’intérieur d’un mot, à l’image de cette « brHanche flûtée » qui permet de scénariser une rencontre érotique. Corps (hanche) et décor (branche), le terme « branche » se superposant à ces « jambes ouvertes » ou à cet « entre deux doigts » qui évoquent la « jouissance » avec pudeur. Il suffit ainsi de s’approcher au plus près de l’ordinaire des choses et des formes pour que l’extraordinaire imprime tout le sensible et enrichisse la relation sujet/objet. Le poète scrute les couleurs et y décèle, derrière une teintea prioriuniforme, une multitude de nuances et d’intensités. Le « gris » n’est jamais uniformément gris, c’est une « masse » de piments que l’œil scrute patiemment : il peut être « cendre », « anthracite », « piqué », « maigre », « égal », « bitume », « bleu-pâle », car toujours contemporain d’une situation et d’une circonstance lumineuse qui lui confèrent des qualités subtiles. L’œil continue de bander dans ce Chant tacite : il investit la matière, toutes les matières, qu’elles se mangent, se voient, se touchent, se pénètrent ou se manipulent. Cet œil sait aussi écouter et sentir, savourer et jouir. Puis il monte tout ce matériau sensoriel en autant de flashs qui éclairent et illuminent le jour, quel qu’il soit, d’où qu’il vienne, où qu’il aille. « naissance et destruction », « deux pierres posées dans le poing », écrit le poète. Chaque pierre retenue donne lieu à un nouveau poème lorsque le poing desserre son étreinte. Chant tacite découvre un univers des formes et des sons dans lequel l’inintelligible n’est plus un obstacle mais un lien inédit qui attise le besoin et le désir de caresser l’énigme. Les choses muettes ont tant à dire. Elles réaménagent la langue qu’elles convoquent en un « rapt » incisif et haché qui respecte infiniment ce qu’il emprunte au temps, à l’espace et à la musique. Quelque chose passe du monde dans le poème, quelque chose se passe dans le poème, quelque chose passe le monde : la ligne versifiée ouvre la réalité et la recompose à partir de cette unité dilatée qu’est le « mot vrai ».