Jérémy Liron | B - comme bâtir (un rêve) belge
Les architectures sans doute, comme les cartes auxquelles on laisse traîner le doigt, écoutant la musique des toponymes, ces villas que l’on entrevoit dépassant d’une clôture ou accrochées à une corniche au loin, celles même autour desquelles on tourne en jetant des regards, celles dont on n’a qu’un image ou un nom ne s’appuient sur le monde qu’avec la légèreté des opiliones, ces araignées aux longues pattes tremblantes qui logent dans les angles en haut des murs. Il m’est arrivé de penser que c’était là un autre nom du songe, le dessin des pensées.
« Mais le génie n’est que l’enfance retrouvée à volonté, l’enfance douée maintenant, pour s’exprimer, d’organes virils et de l’esprit analytique qui lui permet d’ordonner la somme de matériaux involontairement amassée. »
Charles Baudelaire
« On peut dire que c’est un peu fou, mais cela me procure une joie indicible, plus encore, ça me rassure. J’ai l’impression d’être non pas planté devant ma maison mais devant moi-même, en train de dormir, et que j’aurais cette chance à la fois de dormir profondément et de pouvoir en même temps me surveiller scrupuleusement. Dans une certaine mesure, j’ai été désigné non seulement pour voir les fantômes de la nuit dans le désarroi et la félicité confiante du sommeil, mais aussi pour les rencontrer simultanément et réellement dans toute la force de l’état de veille et en possession d’une tranquille faculté de jugement. »
Franz Kafka
Le monde des rêves a vis-à-vis de la réalité quotidienne l’avantage d’une souplesse semble-t-il sans entraves. Il se déploie dans le large espace de son caprice. Chaque scène succède à la précédente sans rupture ni forçage, quelles que soient leurs différences, avec la plus grande licence vis-à-vis des causalités spatiales comme temporelles. Les ellipses ne coûtent pas plus que le montage de deux plans au cinéma. Les êtres se substituent les uns aux autres, sont escamotés ou s’esquivent sans que l’on s’en étonne, se montrent sous divers aspects successifs sans qu’une transition soit nécessaire. Changent de sexe ou d’âge, de caractère au besoin. Les lois de la gravité sont ignorées sans que l’on ait à s’en émouvoir ; ne concernent qu’un corps s’il chute dans un ralenti étiré qui n’a de fin que celle de l’attention qu’on lui porte. S’en détourner l’efface, comme tout advient ou disparait par nécessité narrative. Les scènes et les actions, la dramaturgie, se dessinent au fil du crayon, d’un mouvement continu, semblable à un fondu enchainé. Ce qui précède est révisé selon les besoins de ce qui vient. Une branche surgit puisqu’une main vient s’y cramponner, et avec elle tout un arbre planté à flanc de falaise, l’un générant l’autre comme la réalité semble advenir à chaque instant dans le halo d’une lampe qui tâte l’épaisseur de la nuit. Il suffit d’envisager les choses pour qu’elles soient et qu’elles aient été ainsi, et changer inopinément n’engage en rien cette vérité ductile, conciliante ; finalement c’est autrement ou ce n’est plus du tout. Car aucune ligne ne semble fermée, laissant à chaque objet, qui ne l’est que sous un certain point de vue, la possibilité de se transfigurer, de se lier de diverses manières tout au long du travelling du songe (équivoque de l’anglais qui désigne à la fois le déplacement, la propagation, le voyage). Des figures expressives, des sensations ainsi se succèdent sur une scène renouvelée perpétuellement, réduite à quelques éléments sans en être pour autant trouées par leurs lacunes. Ce qui n’est pas regardé n’existe pas. La caméra danse, toujours au plus près des choses et sans grande profondeur de champ, épousant une chorégraphie de liés et déliés, de plis et d’embardées. C’est que ce montage est fait de fragments de vie assemblés par glissements, reprises de motifs, superpositions, anamorphoses, associations libres qui trahissent les variations de l’attention, les élusions et les accroches de la perception. Les moments forts, les nœuds, les glissés, les encoignures. Dans le sommeil l’homme connait ainsi le plaisir d’un dieu qui invente en rêvant ce monde qui le rêvera en retour.
Les premières images qu’il m’a été donné de voir de cette maison-sculpture qu’a réalisé Jacques Gillet pour son frère, à Liège, en Belgique, à la fin des années 60, m’en ont tiré des larmes. C’était là dans un chaos de formes mangé par la végétation, dans les concessions que fait la maison à la cabane, comme un rêve dessiné dans l’espace, sculpté dans la matière du réel, et en conservant la malice, la duplicité, la souplesse. Et mes yeux glissaient sur ses courbes rêveusement. Ils se glissaient dans le rêve qu’elles avaient solidifié. J’en captais une légèreté euphorisante, une manière de danse intérieure, comme il se fait souvent à l’écoute d’une musique qui s’insinue dans vos fibres, vous imprègne, vous entraîne. Il me semblait que cette cartographie domestique déployant ses volumes par à-coup, frissons, poussées divergentes, émanait du délassement ludique d’une araignée lançant ses fils, les arrimant à des reliefs invisibles. Une araignée un peu artiste, se dégageant de la règle et de l’habitude, des us et coutumes pour essayer autre chose, écouter ses désirs, bricoler un divertissement, inventer une figure inédite. Une araignée rêvant à voix haute. Dans le monde ordinaire, ses géométries entendues, son économie, la maison-sculpture qui captait mon regard avait la matière d’une absence, d’un délassement, aussi inconséquente que ces quadrupèdes que l’on tord à la fin d’un repas avec le muselet de fils de fer d’une bouteille de pétillant. Un retour infantile voué à être débarrassé quand la table est desservie, la parenthèse refermée. Mais l’architecte l’ayant construite en dur, ce qui aurait pu n’être qu’un dessin automatique griffonné dans les marges d’un carnet pendant une conversation au téléphone ou un moment d’ennui, en devenait une sorte de temple inca émergeant de la végétation, un arcane invitant au jeu et à l’exploration. Sans doute avait-on envie, y pénétrant, non pas de s’y installer, mais d’y circuler, de répondre à ses insinuations, comme les sentes dans un bois, les galeries d’une caverne. Alors peut-être y habitait-on comme on se love dans les plis du monde au creux de la nuit ou comme on pense en suivant les liens, les échos, les renvois que chaque chose n’en finit pas de produire lorsqu’on la fait sonner, comme on visite fiévreusement, entraîné par des relances innombrables, la géométrie de nos propres figures mentales.