Benoît Artige | Figures libres, L’Enfant Jésus
Ils fêtaient les Rois avec quelques jours de retard et l’épiphanie ce fut moi, énorme fève sortie des entrailles maternelles alors que mon grand-père avait encore sa couronne sur la tête, ma tante finissait la bouteille de cidre dans l’espoir insensé de s’enivrer : arrivée sans crier gare, les pieds en avant, comme à la descente d’un toboggan, sans que ma mère ait eu le temps de dire “ouf”, allongée sur le lit parental, avec pour accoucheuse ma grand-mère en prière pour qu’après les pieds la tête sorte sans encombres – cette tête trop grosse pour ne pas être emplie d’un fatras innommable, aujourd’hui soixante-quatre centimètres de circonférence, incapable de trouver un couvre-chef à sa mesure – ; les prières ne furent pas vaines : il naît le divin enfant – dans le gondolement des papiers peints causés par la chaleur des radiateurs poussés à fond –, finalement sans encombre mais avec un certain sens du spectacle qui ne se concrétisera jamais par la suite, flanqué presque aussitôt de trois mages descendus de leur camion rouge, sans autre présent que leurs gestes rapides et sûrs, leur voix rassurante - mon grand-père, Hérode penaud, a posé sa couronne et reste les bras ballants comme si l’arrivée d’un héritier mâle venait le priver de son royaume, ma grand-mère ne faiblit pas, ma tante enlève les miettes de la nappe et commence machinalement à débarrasser les couverts, sauf verre et bouteille, mon père serre la main de ma mère et ma mère a vraiment tout de la Sainte Vierge, la douceur, la dignité et l’affliction : tableau affolé d’une Nativité au centre duquel je siègerai, durant des années dans la geste familiale, sur mon trône de gloire, me laissant vainement espérer, jusqu’à la trentaine, un destin faramineux aussi vite débuté que conclu : à y repenser, des personnages de la crèche, ce n’est sans doute pas à l’Enfant Jésus, mais aux deux bêtes bonasses et placides qui réchauffent le fond de l’étable auxquelles je ressemble le plus.