Anton Beraber | Le choléra

Les saints

La langue du Territoire s’est perdue. On participe désormais de ce français des provinces qui finira par disparaître à son tour, comme la mort remonte dans les fleurs coupées. Survivent çà et là d’obscurs toponymes, des noms de rivières, des saints que Rome ne connaît pas qui sont les dieux d’avant à peine déformés. Les premiers occupants n’ont pas écrit. Certainement qu’ils savaient nommer, eux, la bave des bûches brûlant, le goût de fer dans l’eau les matins d’orage et l’espèce de blessure qui vous vient au dessus de la malléole s’il fait nuit trop tôt dans la journée de mars. A palier ce manque les poètes du Territoire se dépensent inutilement. A noter que de retour de Grenade les jeunes importent cet espagnol du sud qui mâche les finales et jure effroyablement bien. On ne sait quel pli terrible y prennent leurs pensées.

Le désert de sel

Le Territoire vu de chemin de fer : succession de plans vides, principalement. La faute au remembrement l’horizon s’est beaucoup éloigné. De temps en temps, cet accident dans l’immense qu’on dit être un village puis, de nouveau, la réduction du monde au brun gris ; si plus vite, un parfait désert de sel. Cependant les trains qui coupent le Territoire voient leur allure bridée par le désaccord des directions régionales au sujet de l’écartement des voies : passent encore mais l’essieu frotte, l’acier chauffe, une note sourde s’impose à toutes les pensées puis, peu à peu, vous accroît le jeu de la mâchoire, vous dérange les dents. Le lait tourne dans les réserves du wagon-bar. Le matériel s’usant, apparaissent à intervalle régulier des entassements de ferraille brûlée, couverts de mouettes, dont le poids inimaginable pousse sur la nappe et, tout autour, noie la terre à betterave comme de gros pains mous. Mais l’honnêteté force à le dire, de nos jours on prend plus rarement le train : même sans ouvrir la bouche, cela revient à confronter aux leurs vos raisons de haïr le lieu où vous étiez ; et les autres voyageurs accusent d’un regard oblique la légèreté de votre fuite en avant.

Le choléra

Le Territoire au temps du choléra : pas plus que le reste du monde les familles d’ici n’ont été épargnées. Les nouvelles de la catastrophe arrivaient lentement, et trop inattendues pour y prêter foi, de sorte qu’on se crut d’abord autorisé d’en ignorer l’ampleur. Puis les journaux publièrent des photos d’Orléans désertée et le Territoire se confina dans ses resserres. On se bourra le nez de cordite, on chiqua du gros noir more Vandalorum, on purifia l’eau au vinaigre ; on mourut pourtant, à peu près au quart, toutes les classes d’âge. La peur, l’inflation des denrées de base, l’obstination des problèmes d’avant à ne pas laisser la place aux vrais impressionnèrent la mémoire des peuples et déposèrent dans leurs épopées des vers étranges pour déconcerter les philologues de demain. L’Histoire bourrelle autour de ses cassures. Les enterrements à la va-vite gâtèrent des terres excellentes et il fallut expliquer aux femmes des hameaux que mâcher de l’ail cru ne préservait de rien.

1981

Le Territoire n’a pas peur de la fin du monde. Ils disent en philosophes : « C’était hier ! » en pointant la mort de Dieu, Bretton Woods ou les présidentielles de 1981. Rien d’autre ne sera plus révélé. Des biens que les catastrophes vous retirent ils n’ont pas accumulé beaucoup et vivent en confinés depuis tellement longtemps que les états d’urgence leur glissent dessus comme des bulles papales. La fin du monde, leur rétorque-t-on, serait un châtiment mérité ; mais notre obscure logique de garnement à punir ou pardonner échoue à les distraire de leur contemplation du ciel immense, du comptage amusé des bestiaux constellatoires et des nuages dont la forme imite l’Indre-et-Loire à peu près.

12 octobre 2023
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