Camille Loivier | Un jardin en hiver

L’hiver, on voit la nature dans son repli. Arbres nus, terre nue, l’herbe cesse de pousser.

Difficile dans les jours sans lumière de soutenir le regard. C’est presque la moitié de l’année qui en pâtit, de novembre à mars. Même si dès janvier la lumière revient. On sent le temps passer ; les heures, les jours, les mois. Et c’est ce que l’on doit en retenir : le temps ne passe pas vite, il est lié à une certaine pénibilité. Dès le mois de mars, tout s’accélère, nous échappe. Alors gardons ce moment intact, cessons de le souffrir : nous avons du temps. L’hiver dit aussi cela dans sa vacance, dans son long prélude de nuages gris, longs et bas, de périodes de froid, quand la nuit, la constellation d’Orion occupe le ciel au sud. L’hiver dit le passage des saisons qu’il retient dans son poing fermé sans force ; il est lui aussi une part de la cinquième saison, cette saison nécessaire, invisible quand on n’en compte que quatre. Où se trouve-t-elle ? Entre toutes les saisons auxquelles elle sert de lien, de rouage, d’articulation. Plutôt en fin d’été ou en fin d’hiver ? Elle leur permet de circuler, de se renouveler, de faire tourner la roue. Peut-être est-elle disséminée à l’intérieur de chaque saison et non entre, à l’extérieur. Dans l’hiver, c’est Noël au balcon, en automne, l’été indien, au printemps la menace des gels de mai, et dans l’été, l’orage mêlé de grêle, la première neige en août sur les sommets montagneux.

Sans doute l’hiver, rien ne semble bouger, mais tout se prépare, moment encore plus porteur de cette cinquième saison qui en serait l’énergie, l’implicite, le virtuel comme complémentaire du manifeste.

Les premiers signes dans l’avant-printemps je les guette, car après je sais que tout ira trop vite et je n’aurai plus le temps de les absorber. Les chatons des noisetiers changent de teinte, passant du brun au crème, ils se couvrent de minuscules fleurs, et les buis en font autant. Les premiers signes sont discrets, passent inaperçus, excepté pour les insectes et les oiseaux.

L’hiver, on nourrit les merles avec un peu de gras de jambon. On fait une entorse à notre régime végétarien pour compenser l’absence de vers de terre. Les insectivores ont migré au sud, mais quand ils reviendront, restera-t-il assez d’insectes ? Il faudrait « s’adapter » dit-on avec autorité, mais la famine est au bout du chemin, et il y a déjà plus d’espèces d’insectes dans les grandes villes qu’en rase campagne.

C’est aussi presque le seul moment sans traitement chimique des champs. Car quand même, des fongicides, des fertilisants attendent entre deux gels. Au fond, sous la semelle retournée reste-t-il un lombric ? S’est-on habitué à ces étendues aplanies sans fin, sans distinction, est-ce que l’on ne voit plus le manque, ou bien trouve-t-on beau cet espace, quand on vient d’une ville serrée ?

On ne se voit pas changer, on ne se voit pas vieillir, ni non plus s’altérer, les transformations sont silencieuses écrit François Jullien et pourtant nous les vivons dans nos corps, à l’intérieur comme à l’extérieur de nous-mêmes.

Ursula Le Guin dit combien, en tant que femme, on est plus sensible à ces transformations : la puberté, l’être enceinte, la ménopause, du fait donc de ce que j’appellerais sa capacité de « recréation » plutôt que de « reproduction ». Certes ces trois étapes sont clairement sensibles au corps de la plupart des femmes, mais comment les hommes seraient-ils sans transformation ? Ils vivent, d’une manière différente, la puberté, la paternité, l’andropause.

J’approuve cependant la délicate attention à la pause, comme un repos, un hiver. La vieillesse, dit Ursula Le Guin, est une maisonnée, un territoire. « Il est dommage de l’éviter, de le fuir, de faire comme si rien n’avait changé. Cela revient à fuir sa propre féminité, à feindre d’être comme un homme ». Il reste donc une dernière chance offerte à une femme mûre : c’est « un troisième état très nouveau », et pour une femme, plus que pour un homme, dans la plupart des vies, lors de « ce changement (elle) doit devenir, enfin, enceinte d’elle-même. Se porter elle-même, porter sa troisième incarnation, sa vieillesse ». J’imagine pourtant, que pour tout un chacun, cela peut être la dernière chance de devenir soi-même, une personne mûre. Et que l’on a tout intérêt à s’éloigner d’une vision de la vie comme étant seulement « une chose profane, uniforme, immuable. »

Mais si l’on se rapporte aux quatre saisons, il en manque une, et c’est, avant la puberté, l’enfance. L’enfance avant toute chose, qui est le soubassement, le continuum, et qui a de grande chance de contenir le cinquième devenir, en tant que potentialité, tandis que la vieillesse la contiendrait, cette cinquième saison, en tant que métissage des quatre autres, leur rassemblement ; une conscience qui vient à point nommé.

Et la mort, me direz-vous, l’hiver ou la cinquième saison ? Ou encore une dernière, toute dernière transformation ; la fin de la nuit, quand l’aube pointe et que le gel est le plus âpre.

Marina Tsvetaïeva dédicace son poème « Deux » au poète qu’elle aime : « À Boris Pasternak, mon frère en la cinquième saison, en le sixième sens et en la quatrième dimension. » On voit ici que la cinquième saison entre en relation avec des phénomènes qui frôlent le surnaturel ; on n’est plus seulement de ce monde visible, immédiatement accessible. En lui, quelque chose a bougé, offrant une échappée.

L’himorogi 神籬 « l’enclos sacré », dans l’architecture japonaise, est une installation du vide, éphémère, que l’on peut établir n’importe où, au milieu de la ville ou d’une forêt, comme peut l’être un tout petit étang dans un bois dont on fait le tour avec l’œil. Un dieu viendra y atterrir. Une corde clôt cet espace sans rien, ou juste une pierre, une petite plante, disposée semble-t-il sans raison. Mais peut-être servira-t-elle d’antenne ou de perchoir pour la divinité. L’important est aussi que l’on sache et que l’on comprenne qu’il se passe quelque chose là, qu’il s’agit peut-être d’une forme d’intériorité exposée. L’installation provoque le respect, cependant ce n’est pas un lieu sacré voué à durer, c’est peut-être ce qui retient encore plus l’attention, car c’est maintenant et pas plus tard qu’il faut se mettre en condition pour le recevoir et l’accepter. On est invité, très vite, à penser l’espace sacré, à s’arrêter et se demander : qu’est-ce qu’il y a là qui m’oblige à m’émouvoir, à cesser d’être un mouton-robot, à rentrer en moi-même, au lieu d’esquiver.

Le mot himorogi est composé de deux kanji : « dieu, esprit » et « clôture ». Si l’on retire la partie supérieure du deuxième 籬 on retrouve un caractère 離 qui signifie « quitter », « partir ». Ce qui est étrange est de penser qu’il suffit d’un toit de bambou au-dessus de ce verbe pour l’empêcher de s’en aller. Ou plutôt, on intercepte ainsi son mouvement, sachant qu’on ne pourra pas le retenir longtemps. Les divinités font ce qu’elles veulent, elles n’appartiennent à personne, et ce petit lieu éphémère, cet aéroport de poche, ne leur est pas imposant comme un autel ou un temple. Elles se prêtent peut-être plus facilement au jeu. Malgré tout il y a dans ce verbe « quitter » quelque chose de poignant. On doit s’attendre au départ, à partir sans se retourner.

C’est peut-être ainsi, en posant des petits sanctuaires intimes dans des lieux discrets que nous pourrons retrouver une sensibilité à cet hiver que nous traversons, je veux dire, à une saison frustre, qui n’est pas démonstrative et demande un certain renoncement.

ouvrages cités :

François Jullien, Les transformations silencieuses, Paris, Grasset, 2009.

Ursula K. Le Guin, « La vieille dame et l’espace » (1976), in Danser au bord du monde, Editions de l’éclat, 2000.

Philippe Bonnin, Nishida Masatsugu, Inaga Shigemi, (dir.), Vocabulaire de la spatialité japonaise, Paris, CNRS Editions, 2013.


Gravure de Vincent Vergone

15 avril 2023
T T+