Camille Loivier | Chang Eileen, l’incomprise
Chang Eileen, l’incomprise
Un nom anglais, c’est un nom choisi. Le respecter. Et ne pas considérer que sa translitération en chinois « Ailing », avec sa connotation sentimentale, serait son vrai prénom que l’on aurait ensuite traduit en anglais. Son professeur lui a donné ce nom quand elle était adolescente : Eileen. Elle l’a gardé. Elle écrit en mandarin mais n’appartient à aucun pays : ni chinoise, ni hongkongaise, ni taïwanaise, ni américaine, sa dernière citoyenneté pourtant. Son pays n’est que la littérature. La Chine l’a conspuée, reniée, menacée, pour ensuite essayer de la récupérer. Elle a erré, a été éditée à Taïwan, a écrit deux romans en anglais, a vécu à Los Angeles qui a été sa dernière maison ; elle est morte seule.
Une femme dans la difficulté d’être soi au milieu des troubles de la guerre contre le Japon, puis de la Deuxième guerre mondiale. Une écrivaine méconnue, reléguée, enfermée dans le gynécée asiatique où elle est admirée.
Elle a écrit des nouvelles qui sont des merveilles de sensibilité et d’audace sous l’apparence d’histoires sentimentales, de destins de jeunes femmes emprisonnées dans la tradition. Elle traverse les êtres, voit en transparence le fond de leur âme jusqu’à les faire rougir. Quelque chose d’une Flannery O’Connor des villes, qui n’aurait rien à perdre, elle non plus, et qui se plairait à décrire les hommes et les femmes, sans compassion, avec une lucidité qui tranche, une impudeur dérangeante. Il y est surtout question des destins féminins pris dans des jeux de séductions qui ne sont souvent que des fuites. De la jalousie aussi, qui en mandarin se dit « ch’i-tsu » 吃醋 (avaler du vinaigre), un sentiment qui dévore le cœur des femmes ; le patriarcat confucéen les invite, dès le plus jeune âge, à râper leurs crocs les uns contre les autres. Ne dit-on pas qu’autrefois une femme prenant trop de place dans un gynécée pouvait finir dans une jarre de vinaigre, s’y noyer, y macérer ? N’est-ce pas l’origine funèbre de cette expression si courante ?
Love in a fallen city [1]. L’œuvre la plus célèbre de Chang Eileen. Rien de l’amourette sentimentale que proposent les films, et tout le monde tombe pourtant dans le piège si facile de ne pas voir, de se laisser bercer par le côté fleur bleue de cette histoire. Si on lit Deux brûle-parfums, le point de vue changera ; tellement d’humour, de précision, de cruauté au milieu des plis d’étoffes, de leurs frottements, des regards veloutés. La méchanceté naît de l’absence de liberté.
Dans Le Deuxième brûle-parfum, un professeur d’université britannique, de bonne morale et de petite notoriété, est accusé de viol sur la personne de sa très jeune épouse hongkongaise, le jour même des noces ; il est renvoyé, sa vie est fichue. Pourtant, c’est un mensonge, il a à peine effleuré la jeune femme. Et pourtant, pourtant, un frôlement peut être une agression même si ce n’est pas celle que l’on croit. Chang Eileen ne s’est peut-être pas affirmée comme féministe, mais elle nous aide à réfléchir et à le devenir.
Passons à une autre histoire, avant d’arriver à celle qui nous intéresse, qui a donné lieu au film Lust,Caution de Ang Lee (2007), soulevant un scandale en Chine populaire. Pour ses scènes de sexe ? Elles ont été censurées. Pour le meurtre du délateur par les étudiants patriotes qui n’arrivent pas à en venir à bout et dont la scène devient une boucherie. Il n’est pas facile de tuer. Dans la réalité. Dans celle du film. On ne tue pas pour tuer mais pour empêcher la victime de dénoncer ou de témoigner. Cette scène aussi fut censurée. Le scandale provint surtout du rôle de la jeune femme qui doit séduire un collaborateur des Japonais (pour aller vite) dans un « stratagème de la beauté », car elle y prend plaisir et finit même par tomber amoureuse du traître. C’est moralement inadmissible.
L’écriture nous retient plus que l’image. Le titre, tout d’abord : « Se, jie » choisi avec soin. Roland Barthes disait ne pas aimer la traduction car cette pratique ne permet pas "la connotation". Il avait raison concernant ce titre de Chang Eileen dont les multiples sens sont tous présents dans la nouvelle. « Se » : la couleur, le désir sexuel, le rôle de théâtre. « Jie » : l’abstinence, la prudence, bague, encercler, donner l’alerte. Chaque sens est un mot clef, synthétisant les enjeux de la nouvelle. On peut juste les garder en tête, en lisant, en voyant chaque signification sémantique s’épanouir sous nos yeux avant de faner.
Le découpage du film est déjà celui de la nouvelle : cut-up, flashback, zooms sur une bague ou une trace de rouge à lèvres, travellings dans la ville de Shanghaï occupée. Cette structure filmique que l’on éprouve dans la nouvelle elle-même nous rappelle que Chang Eileen a écrit des scenarii, elle a appris à jouer avec les angles de vue ; ses récits sont dépourvus de monotonie, ils ne se laissent pas assagir par la linéarité.
Ce qui, dans le fond impalpable de ce récit, est d’une justesse à couper le souffle est que l’espionne, l’héroïne donc, est au départ une jeune fille banale, mal dans sa peau, sans soutien familial, qui a si peu d’estime d’elle-même, de respect de soi qu’elle ne peut qu’être l’objet de bouffées d’orgueil, d’élans pathétiques quand elle monte sur scène. Elle ne se sacrifie que parce qu’elle doute, incapable d’affirmer sa vie, encore moins de croire en « sa patrie » (en quoi sa patrie lui serait-elle autre chose qu’une pure abstraction ?). Elle choisit de s’humilier elle-même, ne sachant que détester ce qui en elle est beau ; tout plutôt que la honte d’être seule.
Elle doit apprendre à faire l’amour avec l’étudiant qu’elle n’aime pas. Ensuite le complot tourne court et tout le monde se détourne d’elle. Elle seule est souillée : « Tout le monde sait qu’elle regrettait et on la fuyait. Personne désormais ne la regardait plus ni ne s’adressait directement à elle. » (p.147) On la fuit parce qu’elle regrette de s’être sacrifiée ? Si elle affirmait haut et fort son acte, l’adulerait-on ? Elle n’est plus rien pour personne, aussi aura-t-elle l’impression d’être purifiée quand le collabo qu’elle devait séduire l’appelle de nouveau quelques mois après. Tel est le sort des femmes qui se sacrifient.
Il ne s’agit pas de psychologie, encore moins de « psychologie féminine » mais de structure sociale, de destins tout tracés d’où aucune singularité ne doit saillir. Chang Eileen est maîtresse en cet art de nous faire chercher à comprendre sans donner la solution. L’histoire est loin d’être cynique, finalement. L’amour remporte la vedette de manière inattendue.
La nouvelle qui nous attire comme un aimant est « Bouclage ». Elle ouvre le recueil traduit en français par Emmanuelle Péchenart [2], spécialiste de Chang Eileen, et suit la règle d’or de l’unité du lieu, du temps et de l’action. Un tramway à l’arrêt, à midi, dans la grande ville de Shanghaï, (un bouclage, peut-être celui que le collaborateur et amant ordonne pour arrêter son amante et espionne dans la nouvelle « Se, jie » qui clôt le recueil ?), un homme marié tente de séduire une jeune fille pour tromper l’ennui. Rien de très original.
Elle enseigne l’anglais à l’Université mais personne ne la respecte pour cette position, (elle n’est pas un homme, ne joue donc pas le bon rôle) ni sa famille, ni ses étudiants, ni elle-même. Elle se méprise au point de dire une phrase qui l’avait blessée quand on la lui avait dite : « cela a si peu d’importance pour les femmes, l’instruction ! » (p.29) Terrifiant besoin de conformité, d’acceptation des autres : elle est prête à se dénigrer elle-même, à se renier. C’est ce mépris de soi féminin qu’induit la tradition paternaliste, toutes les traditions paternalistes.
La scène ne comporterait aucun intérêt, tant elle est cousue de fils blancs ; les louanges, les plaintes, l’homme marié qui ne peut divorcer car il a deux enfants, mais s’engage à l’avance à respecter sa concubine, jusqu’au numéro de téléphone échangé au moment de se quitter, si n’étaient les didascalies empreintes de philosophie ou encore mieux de dérision, d’ironie vorace.
L’homme a adressé la parole à la jeune fille pour échapper à un neveu qui voudrait lui demander un service et commence par la trouver méprisable : « Ses bras, pour être blancs, certes, sont blancs. On dirait du dentifrice à la sortie du tube. Toute sa personne ressemble à de la pâte dentifrice s’écoulant du tube. » (p. 24) Fini, pour le lecteur, l’espoir d’une idylle « à la chinoise ». Plus ironique encore, il l’a remarquée, dit-il, derrière une réclame : « je vous ai vue à travers, de profil, à peine le bout de votre menton. » (p. 25)(…) Vue sous cet angle, découpée en petits morceaux, elle avait indéniablement son charme. » (p.26)
Côté philosophie, l’homme lit tout d’abord les caractères, qui se sont imprimés sur des petits pains à la vapeur, du journal qui entourait ces derniers. Il les lit avant de les avaler. Quelle importance a le fait de manger ? Serait-ce une question philosophique : on se nourrit de lectures tout autant que de viande. Mais est-ce vraiment le sens de la culture d’être avalée puis digérée ? « Les gens qui n’ont rien d’imprimé sous la main lisent les panneaux publicitaires de la rue. Ils ne peuvent pas ne pas combler cette effrayante vacuité — sinon, leur cerveau peut-être se mettrait en action. Penser est une affaire douloureuse. (p. 18)
La même inquiétude concernant la pensée apparaîtra un peu plus loin dans la bouche du séducteur : « Ah, se lamente-t-il encore, il faut bien continuer à vivre malgré tout, et éviter de réfléchir, car autant ne pas réfléchir ! (p. 28) Est-ce le vide qui fait le plus peur ou bien la pensée qui en est l’exact contraire ? À moins qu’à force de ne pas la pratiquer, elle ne soit complètement rouillée et s’apparente alors à la vacuité.
Chang Eileen ne se départit à aucun moment de son humour, si bien que l’on arrive à la fin de la nouvelle sans s’en rendre compte. Quand le bouclage est levé et que le tramway se remet en marche, on découvre que la jeune fille s’était tout bonnement assoupie et que ce badinage n’était qu’un rêve… On quitte la mièvrerie, si tout au moins elle a existé dans cette rencontre, et le conducteur insulte une « raccommodeuse à la sauvette » traversant sans regarder et qui manque de se faire écraser : « Sale truie ! » (p. 37) est le dernier mot de la nouvelle.
Nulle compassion, ni pour les hommes ni pour les femmes, encore moins pour les pauvres. Ce manquement n’a pas dû satisfaire les éditeurs de Chine Populaire, car ils n’ont pas choisi cette fin abrupte, mais une autre beaucoup plus romantique, au goût chinois. L’a-t-elle écrite ? Est-ce une précédente version édulcorée ? Quoiqu’il en soit, dans cette fin-là, l’aventure n’était pas un rêve, mais peut-être un conte de fées. Le mari rentre chez lui, « juste à l’heure pour le dîner », le visage de la jeune fille à qui il a fait la cour s’efface déjà tandis qu’il regarde les notes de sa fille. Seules ses propres paroles sentencieuses laissent une empreinte dans sa mémoire : « Je ne veux pas briser votre destin ». Quel courage ! Il se sent fier de cette sage décision d’homme responsable et moral.
Puis, ce mari qui ne trompera pas sa femme, aperçoit un insecte sur le mur. Il allume la lampe, l’insecte feint d’être mort. « ‘À quoi penses-tu ? Toute la journée tu vas et viens, pas le temps de penser, de toute façon penser fait souffrir’. Il éteint de nouveau la lampe, garde la main sur l’interrupteur. Sa main est moite, tout son corps dégouline de sueur, il a l’impression que l’insecte le chatouille. Il rallume la lampe. L’insecte a disparu, il est retourné à son nid. »
Une fin édifiante : chacun n’est qu’un pauvre insecte, un rouage, une petite vis dans la grande machine sociétale. On fait le mort, puis l’on se sauve. Revient dans cette version, pour la troisième fois, cette nécessité de ne pas penser. C’est un leitmotiv des bouddhistes autant que des confucéens : ne pensons pas, cela rend malade ; il vaut mieux se soumettre que de perdre la vie, cela n’en vaut pas la peine… Revient l’importance de manger. Après tout n’est-ce pas l’essentiel ? Chacun doit se répéter au moins une fois par jour cette parabole de l’insecte qui échappe à la mort, rappelant la même image présente dans la prose de Lu Xun « Nuit d’automne » qui comparait, lui, l’insecte à un héros de la révolution se brûlant à la flamme de la lampe ; cela valait-il la peine qu’il meurt ? Se questionnait-il tout en bâillant.
Cette fin équilibrée, douce et harmonieuse vaut-elle mieux qu’une insulte injuste, imméritée mais qui s’adresse à nous, lecteurs, lectrices, n’en doutons point, elle nous réveille de notre somnolence, de notre perte de connaissance comme une gifle ou un pichet d’eau fraîche. À nous de penser maintenant, d’écrire notre histoire. Peut-être est-il possible de penser, sans souffrir.
Illustration : Vincent Vergone