Christian Limousin | Chants du sel

(...)

le suspect est menottéà la longue ses poignets s’infectent
ses tortionnaires mettent du sel sur ses plaiesfrottent du sel dans ses blessuresil hurleil parle il avoue n’importe quoi



& partout on gave avec de l’eau à forte concentration en selon étouffeon briseon broie


& une modeste vallée des marches occidentales de l’ancienne & riche & puissante Bourgogneune rivière lente cachéearbres & feuillespeupliers frémissantsalternance d’ombre & de lumièreclignotementsprairies & vignes sur les pentes mêlant l’argile au calcaireplus haut règne le granuleux granit cristallinfraîcheur saline des vins blancsles Sauniers glissent vers Vauboutonléger l’air tremble d’éclats égarés de soleil & des rumeurs d’anciennes batailleslente rivière descendue de la grande forêt éduenne feuillus dodus que remplacent peu à peu les monotones mais rentables douglas aux troncs bien droits dans des plantations bien rangées coupes à blancplus haut le Morvan insaisissable pays noir pays tourmenté & indocile pays d’eaux & de brumes pays magnétiquejadis la voie menant d’Autessiodurum à Augustodunum soeur & émule de Rome la franchissait à gué en cet endroitlente rivière qui fut rougie du sang des braves occis par Girard comte de vienne fils de Leuthard féal & fidèle de Lothaire au val boutonrouge rivièrebataille forte & amère un lundi à l’aube du jour au temps où les prés fleurissent où les arbres se couvrent de feuillesterrible fracas des armesbataille longtemps indécisele sang vermeil coula en abondance la claire eau de Cure devint rouge du sang des blessés & des mortsinnombrables & la rage au cœur Girart monta sur un perron sur une ruine antique & là maudit Charles& Dieu se manifesta la foudre descendit du ciel le gonfanon orné d’or de Charles s’embrasa Girart vit tomber les siens en cendresimpression de fin du mondesaisies de frayeur les armées se séparentbataille ancienne bataille enfouieRené Louis l’érudit le découvreur des fresques carolingiennes de Saint-Germain gratte le vieux parchemin & gratte le solcherche un perron un poron fait parler la toponymiece doit être là !septembre 1934 premiers coups de pioche & bien cachés sous le texte de la chanson sous ses 10 000 décasyllabes : dix-neufdix-neufqui mirent du temps à se révélerdix-neuf cercles dans la vallée féconde à la lente rivièredix-neuf trous disséminés dans le sol sablonneux de ce haut fond inondable du si beau lit de Curedix-neuf puits à sel à la rencontre de deux failles permettant la remontée d’eaux profondes traversant les argiles saléesdix-neuf fontaines de sel du XXIIIème siècle avant notre èreextrême fin de la révolution du néolithiquedix-neuf chênes creux évidés au feu ou à l’aide de coins & de masses tenacesou trouvés tels troués frappés par la foudre sacréedix-neuf énormes segments de troncs de chêne évidés coiffant les remontées d’eau saléeles algues les mousses les feuilles ont été parcheminées depuis l’extrême fin du néolithiquedix-neuf puits que protège de la montée des eaux douces un anneau d’argiledix-neuf & combien encore ? combien ?champ de bataille non champ de sel ouioui

de son sous-sol sourd le sel
son sel de sol sourd sous
son sol sous le sel sourd
de son sel sourd le sous-sol
de son sous-sel sourd le sol
de son sous-sourd le sol sel
de son sourd sous-sol le sel
de sourd sous son sol le sel
sol sous sel sourd le son
le sourd sous son sel sol
&c



itou papous la saumure est versée sur un bûcher incandescent recouvert d’une litière pentue retardant sa chutetout au long de son inéluctable ruissellement l’eau salée se concentreau contact des braises elle cristallisedans les braises & les charbons de bois on récupère les cristaux les concrétionsvoici le sel !on s’en délecte & on l’échange jusqu’à très loin (…)



Les Chants du sel de Christian Limousin font alterner, sur une même thème - les rituels, les mythologies, l’Histoire - des séquences de tonalités oposées ou divergentes. L’extrait publié ici, très pacifique, d’une paix millénaire, succède à d’autres séquences sur les "sels de mort", comme celui répandu sur Carthage détruite par les légions de Scipion Emiliens pour en stériliser le sol à jamais, celui utilisé par des tortionnaires de tous temps et tous lieux, et précède d’autres histoire de sel marchandise précieuses contrôlée par l’État, etc. Le lecteur passe ainsi d’une profondeur à une autre, d’un sentiment à un autre. C’est pour donner une idée de ces contrastes que sont reproduits la fin des séquences précédente et le début de la suivante.
Christian Limousin est décédé le 21 septembre 2023. Il a passé une grande partie de sa vie à Saint-Père-sous-Vézelay, en Bourgogne, non loin du site archéologique des Fontaines Salées.
Son œuvre poétique, depuis le début des années 1970 (co-fondateur des revues Génération (1969) et Gramma (1974), membre du comité de rédaction
d’Encres vives) s’évade très vite de la noblesse lyrique, est marquée par une exploration des modernismes, inclut depuis les années 1980 des éléments venus de l’histoire, de l’anthropologie, est influencée dans son souffle et son goût des frottements de voyelles sur consonnes par sa pratique de la lecture à voix haute. Les Chants du sel sont un aboutissement de ses recherches, l’expression de sa liberté progressivement conquise.
On peut se procurer le livre en s’adressant à la librairie L’Or des étoiles à Vézelay ou à la librairie L’Autre monde à Avallon.

Photo : Christian Limousion lit Chants du sel le 18 novembre 2019 lors d’une exposition au Grenier à sel d’Avallon ; à son côté une statue de sel de Patrick Pourquoi.

11 février 2024
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