chronique n°5

Nous étions trois, Caroline, Thomas et moi, armés de ciseaux, carton et colle, règles, compas, crayons, prêts à attaquer notre maquette. Il s’agissait de réaliser en trois dimensions la structure telle que nous l’avions imaginée la semaine précédente. À l’initiative d’Eliott, nous avions résolu d’ajouter à l’extérieur de notre maison une coque protectrice, censée la prévenir à la fois de la submersion et de l’inondation. En tentant de la dessiner, nous avions compris que le plus simple serait de fabriquer « en vrai » cette corolle, qui déjà prenait des formes multiples, sous le crayon de Caroline (voir chronique n°4).
Cela nous a pris deux heures.

Et maintenant ? Il faut "écrire" cet objet.
C’est ce à quoi je vais m’employer. Écrire. Trouver les mots justes pour décrire une forme précise, technique, sophistiquée. Et surtout, transformer ce travail de maquette en littérature. Ce qui est très nouveau pour moi, c’est de passer par la case « réalité ». D’ordinaire, j’invente tout dans mes romans, je me documente peu. Je laisse l’imagination se déployer et je ne vais pas à la source rechercher les informations. Ou du moins, je ne fais que les consulter de loin, valider en quelque sorte les choix de la fiction, vérifier leur vraisemblance, sans pour autant chercher à faire coller ce que j’écris à une réalité existante.
Cette fois, j’ai volontairement introduit dans mon travail une équipe d’étudiants qui construisent avec moi la maison du roman. Une vraie maison... En carton pour l’instant, mais concrète.

Surgissent tout à coup, dans cette aventure, les obstacles liés à la réalité d’un objet complexe : quantité de contraintes techniques apparaissent tout à coup, qu’il faut résoudre. La maquette posée sur mon bureau, j’imagine un dialogue entre mes deux personnages principaux, l’architecte (c’est une femme) et son mari ingénieur. C’est lui qui apporte l’idée des plaques latérales, nos fameux sépales... Le mot n’apparaît pas dans mon dialogue, car soudain, les personnages, confrontés à la nouvelle situation que je leur jette en pâture, reprennent vie et cherchent à imposer leur personnalité, dans une sorte de mouvement de rage et de fol espoir. Je les ai mis de côté et délaissés depuis plusieurs semaines, et j’ai substitué à mon personnage d’architecte mes trois étudiants pleins de vie, inventifs et créatifs, qui ont tellement de choses à proposer. Ma Céliane (c’est son nom) est furieuse, je le sens, elle tranche dans le vif, rabroue ses enfants, tance son mari, la lionne est de sortie, la voici flamboyante et invincible, pas question que quiconque se substitue à elle dans la mission qui lui a été confiée (tout est de ma faute, je le sais !).
Ces plaques, ces « sépales » de protection, elle les balaie d’un revers de main. « Plus tard, on verra ça plus tard ! » Je trouverai bien le moyen de les lui imposer, plus tard en effet, et de permettre à Clovis, son mari, de réaliser son projet. Je sais qu’il a raison, que son idée est bonne. Je vais lui donner un coup de main. Mais nous attendrons que le calme soit revenu. Ou la tempête d’ailleurs, car rien de mieux qu’un exercice d’application pour faire comprendre l’utilité de certaines choses jugées superflues. Cette coulée de boue, nous allons la déclencher !
Pour l’heure, tout le monde dort sous la tente (mes personnages, pas nous !) et nous ferions mieux d’avancer un peu dans la construction, si nous voulons que la famille ait un toit pour l’hiver.
Nous nous sommes attachés pour l’instant à la forme de la maison, à son alimentation en énergie, à ses matériaux, nous avons conçu un système de protection supplémentaire contre la boue et d’arrimage à d’autres maisons du même type, nous avons prévu un potager, nous avons installé des capteurs solaires sur toute la surface. Nous avons élaboré une forme qui nous paraît convenir et qui s’est transformée au fil des semaines, mais qui, en gros, reste proche de la sphère, avec des variations plus ou moins grandes d’une séance de travail à l’autre.
Maintenant, nous abordons les aménagements intérieurs. Et tout d’abord, la question de la taille... Quelle surface habitable, quelles dimensions aura cette maison ? On la dessine à nouveau, essayant cette fois de fixer les cotes. 5m de haut, avions-nous dit ? « C’est insuffisant, dit Thomas, ils sont tout de même sept, il leur faut plus de place. » Combien de place ? Chacun donne son avis. On augmente la hauteur : 6m. On prévoit des surfaces par pièce : 10m2, 30m2, 6m2, on fait des calculs (ce qu’il y a de bien avec les futurs ingénieurs, c’est qu’un calcul est vite résolu), hauteur sous plafond, diamètre, rayon, surface, etc. on essaye de se figurer la taille d’une pièce de 12 mètres de diamètre. Nous voilà arpentant la bibliothèque, mesurant à grandes enjambées la mesure proposée. Tout le monde est convaincu, nous fixons notre diamètre.
Nous avons complètement oublié les ouvertures ; portes et fenêtres. Thomas propose une porte de type avion, épousant la courbure des murs et faisant ventouse contre la maison en position fermée (d’autant plus hermétique en cas d’inondation). Adoptée !
Eliott propose une deuxième porte (pour sortir sur les terrasses, pour ne pas avoir à faire le tour quand on est de l’autre côté, au cas où la porte d’entrée se bloque, pour plus de commodité et de sûreté...). Caroline trouve que c’est inutile, nous avons déjà une issue par le haut (je rappelle que notre maison dispose d’un toit ouvrant circulaire, qui est aussi accessoirement l’espace du potager extérieur). Eliott s’incline, mais à la condition que des échelles de corde soient placées là-haut, au cas où il faudrait évacuer la maison par le toit.
Et les fenêtres ? Je propose un bandeau circulaire, qui ferait le tour de la maison, une bande de surfaces vitrées coulissantes qui ferait entrer la lumière et l’air, à mi-hauteur de la maison. Thomas voit immédiatement l’intérêt technique. Il propose de réaliser deux demi-sphères et de les relier par ce bandeau vitré, qui servira de « joint » par la même occasion, absorbant les éventuelles dilatations et variations des matériaux. Je fais à la craie un croquis de la future maison. Nous la trouvons trop ronde et modifions la courbure des parois, de manière à l’aplatir sur le sol. Comme une goutte qui s’écrase sous son poids. Posez une goutte d’eau sur une surface plate (assiette, plan de travail...), elle a tendance à perdre sa forme de sphère et à s’étaler. Ce sera beaucoup plus facile d’aménager l’intérieur. Caroline dessine, encore et toujours, elle donne forme à nos propositions. Voici la goutte, avec son bandeau vitré.

Nous étions partis d’un oursin, avant de passer à un nénuphar, puis un lotus, maintenant nous avons une sorte de lentille, de goutte aplatie. « De soucoupe volante » dit Thomas.
Bateau, maison, soucoupe, notre habitation est tout cela... Caroline propose des ouvertures dans l’axe central (oui, il y avait dès l’origine une sorte de cylindre central qui jouait le rôle de pivot). À l’intérieur de cet axe, on pourrait aménager un cylindre plus petit, percé de fenêtres, qui permettrait à la lumière et à l’air d’entrer dans la maison. On appelle « lumière » l’intérieur d’un tube creux. Dans notre cas, la lumière à l’intérieur du cylindre assurerait l’essentiel des échanges avec l’extérieur (aération principalement, mais aussi lumière du jour, déjà largement présente grâce aux parois translucides).

Me revient en mémoire, je ne sais pourquoi, l’étrange roman de Mark Danielewski, La maison des feuilles, paru en 2002 chez Denoël : dans ce livre de 750 pages, on suit la quête hallucinée de Will Navidson qui découvre une pièce cachée dans la maison qu’il vient d’acquérir. Bientôt il doit se rendre à l’évidence : la maison est plus grande à l’intérieur qu’à l’extérieur. Et ce qui n’était au départ qu’un cagibi, puis une petite pièce, puis une grande salle, devient bientôt un espace infini, qui descend au sous-sol par un escalier interminable, conduisant à d’innombrables caves et espaces que Will tente d’explorer, avec l’aide de spéléologues. La structure formelle de ce livre est très novatrice et originale, de très nombreuses notes de bas de page truffent le livre qui lui-même se compose de plusieurs histoires emboîtées, celle de Will n’étant qu’un récit parmi d’autres ; c’est un roman qui s’organise comme le ferait un réseau, de manière horizontale et multidirectionnelle. Mais ce n’est pas tout : son intrigue labyrinthique entraîne également le lecteur dans une aventure vertigineuse, à la fois irréelle et terrifiante. Cette maison, qui attire son occupant dans le gouffre infini de ses profondeurs et cherche à le perdre, fascine par son mystère et la ressemblance qu’elle prend (dans sa partie cachée, inconnue, virtuelle) avec un enfer qui descend toujours plus loin, plus bas, plus sombre. L’exploration tourne au cauchemar... Lisez ce livre si vous êtes prêts à vivre une expérience de lecture inédite (que je n’ai personnellement jamais retrouvée dans aucun roman).
Ce qui m’avait fascinée dans ce texte, c’était la nature « vivante » de la maison, son autonomie en tant qu’objet se modifiant, se diverticulant, augmentant sa surface (sans que jamais pour autant ses limites extérieures soient changées). J’avais été durablement marquée par l’idée d’un volume autonome, animé, perdant peu à peu le statut de refuge et finissant au contraire par engendrer en son sein le plus inquiétant des « dehors ».
Si je pense à ça aujourd’hui, c’est en réfléchissant à ce que peut concevoir la littérature, que ne peut pas l’architecture. Lorsque nous fabriquons notre maison, lorsque nous la dessinons, en discutons les détails, en améliorons les capacités, nous ne pouvons nous affranchir d’une certaine matérialité. Aussitôt que les mots s’en mêlent, entre en jeu une dimension nouvelle, symbolique, sémantique. La maison dit quelque chose. C’est à l’écrivain de décider quoi, mais elle dit, elle exprime, elle en appelle à l’expérience intime du lecteur.
Que va dire notre maison aquatique ? Quelle histoire va-t-elle raconter ? De quelle promesse va-t-elle être le messager ? Quelle humanité va-t-elle accueillir, transporter, abriter ? Je dois avouer que le fait d’avancer dans ce nouveau roman avec la complicité de très jeunes gens, qui seront les occupants du monde de demain, est particulièrement stimulant.

1er décembre 2015
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