chronique n°9
Nous avançons dans la conception de notre maison, et de nouveaux défis apparaissent chaque semaine, que nous tentons de résoudre. Comment jeter nos déchets, comment évacuer nos eaux usées, comment récupérer l’eau de pluie, comment filtrer l’eau de l’étang sur lequel nous serons installés, comment consommer moins d’énergie, comment économiser çà et là, comment être astucieux ? Nous cherchons du côté des bateaux, mais aussi des vaisseaux spatiaux. Quelles sont les méthodes des stations orbitales ? Nos interrogations nous entraînent toujours plus loin. Entre deux séances, chacun fait des recherches de son côté, qui sur les questions d’énergie, qui sur les dispositifs individuels d’épuration, qui sur le filtrage d’eaux usées. Beaucoup de choses existent déjà, avec des algues, avec des cartouches filtrantes à remplacer, des modules individuels sans électricité aux dispositifs plus sophistiqués, fonctionnant à l’échelle d’un immeuble...
Deux questions : est-ce qu’on peut l’adapter à notre maison ? Combien ça coûte ?
Et nous voilà repartis à évaluer, comparer, juger... On s’intéresse à l’économie des systèmes, à la consommation en eau et en électricité d’une famille ; savez-vous combien consomme une famille de 4 personnes ? 150 litres d’eau par jour. Eliott peine à le croire… Il faut compter environ 150 mètres cubes d’eau par an pour 4 personnes. Nous avons déjà parlé de récupérer l’eau de pluie. Lors d’une grosse pluie, on peut aisément remplir une citerne d’eau douce, utilisable pour les toilettes, la vaisselle, la machine à laver, la douche même. Nous pouvons entreposer cette citerne dans notre sous-sol immergé.
Voici l’image, dessinée par Caroline, de notre « cave » sous la maison, qui nous permettra d’entreposer les frigos (la température, plus basse, économisera l’électricité), certains spécimens et échantillons du laboratoire, et la réserve d’eau de pluie.
Nous prévoyons une cuve de 2 mètres cubes. Imaginez deux cubes d’1m x 1m x 1m, superposés. J’ai remarqué que lorsqu’il pleut, les citernes d’eau que j’ai à la campagne se remplissent assez vite (mon toit est vaste, plus que ne sera la coupole de notre maison flottante). N …˜empêche, on perd ensuite toute l’eau excédentaire. Comment faire pour en récupérer davantage ? Nous imaginons un système de poches, faites en toile de bâche plastique résistante, attachées à la maison par un câble, qui se rempliraient d’eau une fois la cuve pleine. Ces poches d’eau resteraient immergées, elles flotteraient entre deux eaux, à l’abri du soleil et de la lumière. Entre en jeu la mécanique des fluides : comment les remplirait-on ? Elles ne pourraient se remplir seules, puisqu’il faut bien pousser l’eau à l’intérieur, et une fois remplies, ne remonteraient-elles pas à la surface ? Ces questions nous agitent un bon moment. Nous ne sommes pas tous d’accord, Archimède s’en mêle. La professeur de mécanique des fluides de l’ENSTA ParisTech est appelée à la rescousse. On lui soumet notre dispositif, elle confirme qu’il faut une pompe pour remplir les poches, et qu’une fois pleines, elles seront à l’équilibre dans l’eau puisque remplies du même liquide (intérieur = extérieur).
Nous concevons une gouttière circulaire qui viendra au dessus du bandeau vitré divisant notre bulle en deux, munie d’un collecteur et d’un tuyau qui approvisionnera la cuve et les poches subaquatiques... Nous n’avons pas encore réfléchi à la manière dont nous utiliserons l’eau des poches, comment nous les remonterons à la surface, comment nous aurons accès à l’eau stockée à l’intérieur, etc. Chaque chose en son temps.
Cette maison sera aussi le laboratoire de technologies innovantes, une sorte de test grandeur nature d’inventions de toutes sortes ; une expérimentation permanente...
Eliott a écrit une scène du roman, qui fait intervenir l’architecte et son commanditaire. Immédiatement, la tension est là, dépassant les problèmes techniques. L’humain prend le dessus, les rapports de force, les personnalités, les enjeux de pouvoir balaient nos questionnements de robinets et de débit de l’eau.
Le roman prend une nouvelle direction : mes trois étudiants sont trop impliqués dans la construction de la maison pour rester en dehors du livre. Ils vont en devenir les personnages. Il m’arrive de m’inspirer de vraies personnes de mon entourage pour créer des personnages de roman, soit que j’en emprunte les traits physiques, soit la personnalité ou quelque trait de caractère, mais cette fois, il ne s’agit pas de cela.
Je vais faire entrer dans le roman de vraies personnes. Ils y joueront leur propre rôle, avec leur personnalité, leur manière d’être, leurs qualités et leurs défauts (s’ils en ont...).
« C’est le privilège des romanciers de créer des personnages qui tuent ceux des historiens. La raison en est que les historiens évoquent seulement de simples fantômes, tandis que les romanciers créent des personnes en chair et en os » dit Alexandre Dumas dans Mes mémoires.
Je vais plus loin encore, en proposant à des personnes en chair et en os de vivre une expérience romanesque « de l’intérieur ». Plonger dans un roman comme on entre dans une eau vive, devenir le temps d’un livre un personnage littéraire, servir de modèle et accepter la transposition. Quand un peintre peint d’après modèle, le personnage qu’il représente ressemble à la personne qui a posé de longues heures, mais il est transformé par l’artiste, qui le figure à sa manière, selon son style propre. L’auteur du tableau prend quelque chose de cette personne et fait sienne cette part insaisissable en la modifiant. C’est pour cette raison que certaines personnes refusent qu’on les prenne en photo ou qu’on fasse leur portrait. Il faut abandonner quelque chose de soi lorsqu’on pose devant un objectif ou devant la toile d’un peintre. Pour le roman, c’est la même chose, sans doute même encore plus vrai. Car les mots dressent des plans infinis, des reliefs et des arrière-plans aux contours en perpétuel mouvement. Un personnage se déploie, se révèle, change au fil des chapitres, il s’étoffe, il se découvre. Il évolue ; il parle. Il se livre, de page en page.
Mes trois personnages principaux sont autour de la table : l’architecte, ce sera Caroline, déterminée et volontaire, gaie, malicieuse et pleine de bonnes idées ; le maître d’œuvre ce sera Thomas, ingénieux, visionnaire, bricoleur et persévérant ; enfin le naturaliste spécialiste des zones humides et occupant du laboratoire, ce sera Eliott, calme, soucieux d’écologie, de développement durable, militant, engagé, idéaliste et pragmatique à la fois. Nous entrons dans une nouvelle phase du travail ; j’ai fait ce que je ne fais jamais : un plan. C’est dire à quel point je ne sais pas où je vais. Car d’ordinaire, j’avance sans préméditation. Je sais ce que je veux dire, mais je ne sais ni comment ni par quels cheminements je vais y parvenir. J’invente l’histoire au fur et à mesure. Cette fois, ce n’est pas possible, il faut que je connaisse l’histoire dès le départ, car la trame étant fixée (autour de mes trois personnages) la création devra se loger ailleurs, dans les contours et les formes de cette histoire.
Je pourrai toujours ajouter des personnages secondaires (je le fais souvent en cours de livre), mais je voudrais idéalement que tout tourne autour de ces trois-là, dans une sorte d’intrigue épurée, dont il ne resterait que l’essentiel. La réalité quotidienne s’effacerait, devant ce qui a fait la matière principale de nos ateliers : concevoir et construire une maison flottante, une habitation fonctionnelle, qui ne consomme pas trop, qui soit efficace, adaptable à des conditions difficiles, simple et pratique, agréable à vivre, inventive, chaleureuse. Et que le roman vienne chahuter cette maison, la mettre en danger, la malmener, afin de révéler ce que leurs concepteurs et leurs créateurs seront prêts à faire pour la défendre, la protéger, la sauvegarder.
Je lis en deux heures L’inondation, d’Evguéni Zamiatine, qui met en scène la souffrance d’une femme, sur fond de crue de la Néva.
L’inondation, dans ce court roman, prend valeur de submersion de toutes les valeurs. Je suis frappée par la concision du texte, sa force, l’économie de moyens et l’étonnante puissance d’évocation du récit. L’eau, qui a pourtant inondé l’appartement des trois personnages principaux, est à peine évoquée, laissant toute la place au drame passionnel qui se joue à l’étage supérieur, où s’est réfugié le trio.
Dans L’Eve future, de Villiers de l’Isle-Adam, l’androïde fabriquée par Edison est décrite avec un luxe de détails et de précisions. Est-ce possible de seulement suggérer la technique, de la mettre au second plan, d’en faire un instrument au service d’une intrigue, et non le sujet principal du livre ? C’est le défi lancé par ce roman.
On y va ?