« comme une altérité irréductible »

Jean-Marie Barnaud a consacré sa première chronique de Déstabilisation de M. Jourdain au « débat prose/poésie ».
La publication de L’Effigie et autres carnets aux éditions L’Amourier nous a semblé l’occasion d’y revenir grâce à un entretien par mails que Jean-Marie Barnaud a accepté de donner à la revue.
DD.


Dominique Dussidour. - « L’effigie », le premier des trois textes qui composent ce recueil, est une étrange histoire : un « type » raconte ses journées dans des carnets pendant quinze jours, soit quinze chapitres. Il écrit parfois à la troisième personne du singulier, parfois à la première, tandis qu’il s’interpelle dans des notes en bas de page, de façon rude et familière, à la deuxième personne. À ceux qu’il rencontre dans la rue il pose cette question : « Vous me donnez quel âge ? » Personne ne lui répond, que la réponse soit évidente ou semble sans intérêt. Pourtant des dialogues s’ébauchent, en particulier avec une jeune femme nommée Delphine, à qui il donne ses carnets à lire. Les ayant lus, elle lui dit que maintenant elle connaît son nom – que le lecteur ne saura pas - et le lui murmure à l’oreille. Deux des notes en bas de page incluent des vers, changement de rythme qui surprend le lecteur. Ainsi lit-on page 32 :

Et maintenant parlera-t-on douceur
plaide sous le poing tendu
la paume
La gorge dénouerait ses crins
on laisserait les yeux
se refaire une élégance
(estompés les cernes
lissées les fissures)

Plus personne
pour exhiber ses armes
abriter ses légions sous la tortue
ou faire retraite

Personne pour cabrer ses chevaux
dresser ses lances
masquer son visage
s’habiller pour la gloire
comme à San Romano

Personne enfin
pour jouir
de la pantomime des batailles

Lignes et couleurs
en assomption
de la force


Quelle est leur place dans cette quête d’identité ? Ces vers peuvent-ils amener la jeune femme à penser que le « type » en question est un poète ? Ou encore : un poète est-il quelqu’un qui écrit des vers ?

Jean-Marie Barnaud. - Il y a maintenant longtemps, n’est-ce pas, qu’on a dissocié l’activité poétique ou la manière spécifique qu’elle a d’interroger le réel, de la pratique de la versification ; ou, pour le dire autrement, et pour répondre à la fin de ta question, il ne suffit pas, bien sûr, de faire des vers pour être poète.
D’un autre côté, le « vers » moderne, qui s’est affranchi en règle générale des contraintes de la prosodie traditionnelle (pas chez tout le monde, comme le montre par exemple l’œuvre de William Cliff), assigne à la poésie une autre ambition que celle d’être une simple manière de « tourner » autrement ce qu’on pourrait dire aussi bien en prose ; du reste, cette ambition a-t-elle jamais vraiment existé chez les poètes : c’est plutôt du côté de la lecture qu’elle se pose, s’il est vrai que la poésie dérange le confort et les habitudes d’un lecteur qui veut toujours savoir « ce que cela veut dire ».
Il s’agit plutôt de requalifier la parole, d’interroger ses pouvoirs, alors même qu’elle s’adresse à quelqu’un qu’on pourrait nommer « l’autre de la parole », l’autre de l’écriture.

Tu poses la question de savoir quel rôle jouent, dans la « quête d’identité » qui obsède le narrateur, les poèmes qu’on trouve dans les notes de bas de page, ces notes qui correspondent au regard critique qu’il jette sur la manière dont il fait le récit de ces deux semaines.
C’est une question bien difficile ; on y reviendra, puisque tu la reposes de façon un peu différente plus loin. D’autant plus difficile que je ne pense pas que l’auteur soit le mieux placé pour éclairer ce qu’il a fait, ou qu’il ait la pleine conscience de ce qu’il a voulu faire. Et je ne m’abrite pas derrière je ne sais quelle conception inspirée ou mystique de l’écriture. S’il fallait s’abriter, ce serait plutôt sous la formule de Claude Simon dans son discours de réception du prix Nobel, lorsqu’il explique que la réalité qui advient dans ses textes est celle du « présent de l’écriture » : « l’on n’écrit (ou ne décrit) jamais quelque chose qui s’est passé avant le travail d’écrire, mais bien ce qui se produit (et cela dans tous les sens du terme) au cours de ce travail ». Et il précise que ce résultat est « infiniment plus riche que l’intention ». Et à tout le moins différent et inattendu.
Quoi qu’il en soit, pour l’instant, et à propos de la question de savoir quelle place tiennent ces vers dans la recherche de son identité par le narrateur, je me contenterai de dire ce que mon expérience m’apprend, à savoir qu’il y a des affects, voire des idées, qui ne peuvent s’exprimer que sous la forme du poème, comme si – c’est le cas, je crois dans ce récit – venait un moment où les procédés habituels de la narration aboutissaient à une impasse, comme s’ils souffraient d’un manque : alors la forme du poème, quelque simple qu’elle soit, avec la sorte de resserrement qu’elle affectionne, la manière qu’elle a, par ses images, ses rythmes, d’en appeler aux pouvoirs de la langue, est peut-être le mouvement le plus intime, le plus particulier (ou le plus énigmatique) d’une adresse à l’autre, qui laisse en même temps à cet autre toute liberté d’accompagner ou de rejeter le poème, de saisir ou d’ignorer « la main tendue » qu’est ce poème, selon la formule de Celan.
Alors il est possible en effet que Delphine ait été un moment l’autre privilégiée du « type », possible aussi qu’elle ait entendu l’appel qui circule dans ses notes et poèmes, possible encore qu’elle l’ait baptisé « poète », l’appelant ainsi de ce nom.
Possible en effet.
S’il est vrai que la fugue – cette façon marginale qu’a « le type » de sortir des chemins balisés – soit l’une des attitudes emblématiques du « poète ».
En tous les cas, la question du « nom », celui qu’on donne, celui qu’on reçoit et qui vous marque pour la vie et pour la mort, m’a toujours préoccupé : comme si l’on devait chercher, derrière ce nom qu’on a reçu, immédiatement socialisé, et du reste partagé par beaucoup d’autres, un autre nom, plus proche du secret de chacun, et donc plus juste. On se souvient que Mandelstam dit, dans De l’interlocuteur, que lorsqu’un poème vous atteint vraiment, c’est comme si l’on s’entendait soudain au milieu d’une foule appeler par son nom.
Qui connaît le nom qui s’abrite derrière son nom…
Quand, bien vite, celui qu’on a reçu risque de se figer, de vous enfermer dans une certaine représentation, de s’user, comme « l’effigie » sur une pièce de monnaie.



D.D. - Le personnage principal de « Chronique de la maison lointaine », le deuxième texte, est écrivain. Il part s’isoler dans une maison en Corse afin d’écrire une histoire de mers, de voyages et d’amitié. À la première personne, il dit sa joie quand le texte avance - quand la maison « parle » et « prend la main » - et ses doutes et angoisses quand des « oiseaux noirs volent dans [s]a tête ». Il envoie les premières pages à Marthe, la correctrice de sa maison d’édition avec qui il a l’habitude de travailler. Quelle n’est pas son inquiétude quand elle les lui renvoie après relecture et qu’il découvre, à la fin, des pages qu’il ne se rappelle pas avoir écrites.
Cette histoire, qui ne se résout pas davantage que la première, semble une interrogation sur la distance que l’écrivain entretient avec son propre texte. Doit-il oublier qu’il l’a écrit s’il veut véritablement le lire ? La compréhension de son texte est-elle nécessairement au-delà de ce qu’il a voulu écrire, c’est-à-dire dans l’espace commun de la lecture ?

J.-M. B. - Tu poses deux questions graves, et passionnantes.
D’abord celle de la « lecture » par l’auteur de son propre texte : « doit-il vraiment l’oublier s’il veut véritablement le lire ? », demandes-tu.
Ensuite, celle de savoir si la compréhension de son propre texte dépasse les intentions de l’auteur et ne peut s’accomplir que « dans l’espace commun de la lecture ».
À l’une et à l’autre question, je répondrai « oui ».
Je crois bien qu’apprendre à se lire, c’est-à-dire savoir se relire, est la chose la plus difficile pour un auteur, qui doit se défier des complaisances narcissiques qui se jouent de lui, et se détacher de la sorte d’enthousiasme qui parfois le porte lorsqu’il est sur un chantier ; comment aussi se libérer de sa prétendue maîtrise, de son « métier », de son style. Je m’aperçois que, depuis quelques années, je reviens sans cesse aux propos sur le style de quelques écrivains ou philosophes qui comptent beaucoup pour moi, comme Michaux ou Blanchot, par exemple, ou Celan. Ou encore Deleuze. Et il y en a d’autres.
Ainsi, par exemple, je me redis souvent cette phrase de L’Écriture du désastre :

Qui loue le style, l’originalité du style, exalte seulement le moi de l’écrivain qui a refusé de tout abandonner et d’être abandonné de tout. Bientôt, il sera notable ; la notoriété le livre au pouvoir : lui manqueraient l’effacement, la disparition.
Ni lire, ni écrire, ni parler, ce n’est pas le mutisme, c’est peut-être le murmure inouï : grondement et silence.

Et l’injonction de Michaux, dans Poteaux d’angle, qui date exactement de la même époque : « Va suffisamment loin en toi pour que ton style ne puisse plus suivre. »
Ce travail-là, de désencombrement, d’absence de complaisance à soi, je sens bien, je crois l’avoir toujours senti, qu’il serait la condition d’une pratique authentique de l’écriture, d’une écriture « en vérité », si l’on peut risquer la formule ; et même je m’y efforce. Et en même temps il me semble toujours revenir aux mêmes pratiques, peut-être aux mêmes ornières.
Vraiment rares, ceux qui inventent.
Je pense en effet, comme tu le supposes, que le narrateur de « La Maison lointaine » est travaillé par ces préoccupations ou par ce souci-là.

Comme aussi, du reste, le « type » de « L’Effigie », puisqu’il confie ses carnets à Delphine : c’est donc qu’il a besoin de soumettre ses textes, et l’interrogation dont ils témoignent, au regard d’un lecteur.
Un texte que personne ne lit est vraiment lettre morte, au double sens de ce mot : au sens juridique de l’expression, c’est-à-dire qu’il est lettre morte dès lors qu’il est devenu inutile, mais aussi au sens d’une missive qui n’atteint pas son destinataire.
D’où la force de ton expression selon laquelle la « compréhension » résulte de ce qui se passe « dans l’espace commun de la lecture ».
Dans les deux très beaux livres que Michel Lisse a écrits sur la conception de la lecture chez Derrida [1], il expose entre autres trois des idées-force qui découlent des analyses de Derrida. (On les retrouve, ces idées, dans un entretien de Derrida avec Derek Attridge, « Cette étrange institution appelée littérature », que Galilée a publié plus récemment, en 2009, dans le livre Derrida d’ici, Derrida de là. On les retrouve encore dans Béliers, ce si beau petit livre que je relis souvent, publié aussi chez Galilée en 2003, et qui est le commentaire d’un poème de Celan.)
Et d’abord cette affirmation, qui est au cœur de l’expérience de la lecture, selon laquelle ce qui fonde la littérature, c’est cette réalité du texte littéraire, du poème en particulier, dans lesquels demeurera toujours, quelle que soit la qualité de l’approche critique, une part d’insaisissable, comme une altérité irréductible. Ensuite, cette autre affirmation que, de même que le texte littéraire invente son lecteur, de même ce lecteur est appelé à inventer le texte, et, selon la formule de Derrida, à le « contresigner ». Il y a, dans la lecture, comme la circulation d’un double mouvement d’hospitalité où, tour à tour, le texte et son lecteur se font l’hôte l’un de l’autre.
Ainsi est-il appelé, ce lecteur, à se frayer un libre chemin dans le texte, dont pourtant toutes sortes d’autorités, les positions de telle école critique, l’université, semblent garder jalousement l’accès, comme aussi bien les goûts, les modes du moment. Derrida faisait du texte de Kafka Devant la loi, que l’auteur insérera ensuite au chapitre IX du Procès, une parabole de la lecture : le lecteur fonctionne comme « l’homme de la campagne », lequel demeure des années devant la porte de la loi que garde un vigile sans oser forcer le passage. Or au moment où il va mourir, le gardien lui explique que c’est bien dommage, mais qu’il y avait pourtant une entrée pour lui, qu’il n’a pas trouvée ni cherché à trouver.
Le texte littéraire est donc gros des innombrables lectures à venir [2].



D.D. - La première partie de « Remonter le fleuve » est une suite de rêves, au double sens de ce à quoi on rêve pendant son sommeil et ce dont on rêve éveillé, ses espoirs. Ces rêves évoquent successivement Arthur Rimbaud, Rainer Maria Rilke et sa Huitième élégie, l’ermite de Grignan (Philippe Jaccottet) et Jacques Derrida.
Ces écrivains - trois poètes, un philosophe - sont-ils de ceux qui t’ont marqué ? As-tu souhaité mettre en scène, sous une forme narrative un peu ironique, ta dette à leur égard ? Et aussi : as-tu ainsi plusieurs bibliothèque, celle des poètes, celle des prosateurs, celle des philosophes ? Quelles relations entretiennent-elles ?

J.-M. B. - Les rêves présentés dans la première partie de « Remonter le fleuve » sont la part la plus autobiographique du livre, et donc la plus risquée.
Il s’agissait en effet de « raconter » ces rêves, que j’ai faits à différentes époques de ma vie – ce dont témoigne le titre de chacun d’entre eux, qui se présente sous la forme d’une date.
Ils m’ont étonné et marqué.
Chacun évoque la rencontre d’un écrivain que j’ai lu et beaucoup travaillé, mais mise en scène dans des situations imprévisibles, comme il arrive toujours dans les rêves, et que la narration nécessairement modifie et trahit ; ils gardent pourtant cette pointe acérée, ce noyau dur qui persiste dans le temps. On se dit, chaque fois qu’on y revient, que cette rémanence a quelque chose à signifier de soi, on ne sait pas trop quoi, on doute de l’intérêt de ces récits pour les autres ; c’est pourquoi peut-être on les regarde avec une distance que tu dis ironique. Mais l’ironie, elle me semble plus appartenir aux rêves eux-mêmes, à leurs situations bizarres, à la leçon d’humilité qu’ils adressent au rêveur, qu’au travestissement qu’occasionne la narration.
De toute façon, oui, ils parlent de la dette que j’ai à l’égard de tous ces écrivains.

À la question de savoir si j’ai « plusieurs bibliothèques » différenciées en fonction des genres auxquels chacune renverrait (la philosophie, la poésie et la prose en général) je répondrai que : non, je n’ai, virtuellement si je peux dire, qu’une seule bibliothèque, dont le centre, ou le principe dynamique, est la poésie ; mais je préfère dire le poème, plutôt que la poésie, parce que ce mot de poésie fait trop référence, justement, à la spécificité d’un genre littéraire ; le poème renvoie à une prise de parole unique et particulière, à une présence qui questionne la langue, le monde et les autres, laquelle suppose toujours, pour reprendre l’expression de Paul Celan dans Le Méridien, qu’un « pas », a été risqué, à partir duquel tout commence autrement ; ou, comme l’écrit encore Celan : « La poésie : c’est chaque fois une seule fois l’envoi de son destin à la langue. »
Or il se trouve que les philosophes que j’ai lus toutes ces dernières années – et depuis plus longtemps encore puisque je suis d’une génération qui a beaucoup lu les commentaires de Heidegger sur Rilke et Hölderlin – n’ont cessé d’interroger les poètes. Par exemple Derrida, justement, dans plusieurs livres, sur Artaud, sur Celan, dont le Béliers dont je parlais plus haut ; ou encore Philippe Lacoue-Labarthe, avec La Poésie comme expérience  ; et Deleuze commentant dans Logique du sens le « stoïcisme » de Bousquet.
Poursuivre ce catalogue n’aurait pas de sens.
Simplement : ces livres et beaucoup d’autres sont toujours à portée de ma main. Ce qui les unit au fond, le questionnement qui les anime, c’est celui que Deleuze résume dans ses Dialogues avec Claire Parnet, lorsqu’il applique son concept de « lignes de fuite » à la littérature et au statut présumé de l’écrivain, et qu’il en fait la condition de l’écriture :

Écrire, c’est tracer des lignes de fuite, qui ne sont pas imaginaires, et qu’on est bien forcé de suivre, parce que l’écriture nous y engage, nous y embarque en réalité. Écrire, c’est devenir, mais ce n’est pas devenir écrivain […] Tout autres sont les devenirs contenus dans l’écriture quand elle n’épouse pas des mots d’ordre établis, mais qu’elle trace elle-même des lignes de fuite.



On comprendra donc que, dans ce débat, je préfère parler d’écriture plutôt que de tel ou tel genre, puisqu’au fond, c’est toujours d’elle qu’il doit être question, et jusque dans le roman, comme on le voit par exemple chez Claude Simon. Et dans tant d’autres cas.



D.D. - Nous lisons dans « Remonter le fleuve » :

Telle est la grâce, ce matin, don du fleuve et du vent, don du navire : je remonte le fleuve, l’ancien temps vient à moi, je vais à lui.
Je suis seul sur l’avant ; le temps me sourit, me prend par la main. Il me souffle la bonté d’un éternel retour.
Et c’est lui, le temps, que je remonte ; je vais vers nous, vers moi, ému de retrouver si fidèle l’espace, et si semblables les jours.
Je me baigne deux fois dans le même fleuve, j’écoute les voix qui reviennent, je ne suis plus un vieil homme, je suis le compagnon du temps, l’enfant d’Héraclite, je suis le temps lui-même, et qui joue.


Mais lisons-nous de la prose ou de la poésie ? le récit d’un voyage sur la Charente de son embouchure jusqu’à Rochefort ou une rêverie philosophique ? Ces dernières lignes de « Remonter le fleuve » effacent la distinction entre prose et poésie, et même avec la philosophie. Cette circulation est fréquente dans ton œuvre, je pense à Où chaque soleil qui vient est un soleil rieur, ce long poème narratif qui est à la fois une histoire d’amour et un récit de voyage. Je pense aussi à la collection « Grands fonds », que tu animes avec Jean-Pierre Siméon aux éditions Cheyne, et qui accueille des textes, je vous cite, « en marge de tout genre littéraire codifié ». peux-tu nous dire quelques mots de ce « dérangement des genres » que tu évoques dans ta chronique consacrée à Gilles Deleuze ?

J.-M. B. - Bien difficile de répondre à la première partie de ta question.
Je peux simplement donner quelques indices, mais qui ne font pas une réponse tranchée… Par exemple, que cette fin de « Remonter le fleuve » reprend presque mot pour mot les derniers vers de mon dernier livre de poèmes, Fragments d’un corps incertain  [3], qui disaient, citant déjà Héraclite : « Et le temps court devant / qui porte l’enfant d’Héraclite / À lui la royauté. »
Je me suis bien aperçu, écrivant le récit, que je repassais ainsi dans les mêmes traces, mais il m’a semblé que je devais le faire, puisque cette idée de l’enfance m’occupe depuis longtemps. Non par nostalgie – ce qui n’aurait aucun sens – mais comme un vœu, ou le souci, d’un « devenir enfant », comme l’écrit Deleuze ; par référence implicite aussi à un passage d’une lettre de Hölderlin à sa sœur, que j’ai eue longtemps affichée devant moi dans mon bureau comme une sorte de principe de sagesse, et qui commence ainsi : « Quand je serai un enfant à cheveux gris »… Il s’agit pour lui d’apprendre à accueillir dans la joie le temps qui est et celui qui vient.
Cette remarque pour expliquer qu’il m’est difficile de répondre de façon très claire à cette question de la distinction des genres en ce qui concerne ma propre pratique. De la même manière que je disais que ma bibliothèque confond dans une sorte de corpus idéal les livres de disciplines différentes dans lesquels je puise de façon très subjective et dilettante ce qui nourrit mon inquiétude poétique, c’est toujours à partir de cette même inquiétude que j’écris, qu’il s’agisse de textes en prose ou de poèmes.
Evidemment, ce « dilettantisme » (qu’on me reprochait au lycée comme une absence de sérieux dans mon travail) ne produit ni un philosophe, ni un romancier, ni un nouvelliste authentiques, et qui puissent satisfaire les exigences des lecteurs particulièrement attachés à l’une ou l’autre de ces disciplines.
Peut-être un poète ?

Dans la chronique que tu évoques au début de cet entretien, et qui a donné son titre à l’ensemble de celles que j’ai proposées sur remue.net, « Déstabilisation de Monsieur Jourdain », je citais en conclusion la formule de Joë Bousquet selon qui la poésie est ce « cœur de feu » qui parfois habite la prose et la transfigure.
Le thème de cette longue chronique, c’était précisément le « débat prose/poésie » tel que je l’imaginais ouvert par la question connue, et peut-être faussement naïve, de Monsieur Jourdain à son maître de philosophie.
Je voudrais très rapidement rappeler, pour conclure, deux des références qui soutenaient mon argumentation d’alors, et qui me paraissent toujours aujourd’hui éclairer les enjeux de ce qui se joue dans les écritures contemporaines auxquelles je suis attaché.
Je me référais en particulier à Pierre Michon, à ce qu’il écrivait déjà dans « Vie d’André Dufourneau » sur les pièges possibles de la littérature, ce « continent plus ténébreux, plus aguicheur et décevant que l’Afrique », dont on peut « revenir cousu de mots comme d’autres le sont d’or ou y mourir plus pauvre que devant » : mais je rappelais aussi ce que dit Michon des chances et des conquêtes auxquelles l’écriture donne accès, pour peu qu’on se soit un jour confronté à ces livres ouverts à d’autres espaces, à ceux qui « jettent bas tout l’appareil qui nous tenait debout » et qui nous laissent « sans protocole ».
Se retrouver sans protocole, et alors mis dans la nécessité d’ouvrir les lignes de fuite dont parle Deleuze – le tenter du moins, et vivre de cette tentative, ou alors se taire ; lancés dans le dehors – « dans l’arrachement où ce même dehors vous met, écrit François Bon, c’est là que sourd la poésie » : tel est l’enjeu, qui passe le confort où vous installent les genres. Partout où l’on aura « rythmé la langue dans l’émoi », dit encore Michon dans Rimbaud le fils, c’est la poésie qui parle.

Nul doute, oui, que ce soit ce type d’attente qui guide le choix des textes que nous publions depuis vingt ans dans Grands fonds. Nous y avons accueilli des écritures très différentes : il n’y a pas grand rapport entre la prose nerveuse et tendue de Cosnay et les aphorismes pleins d’humour et de sagesse inquiète d’Ito Naga ; entre la drôlerie insolite des Remarques de Quintane et la rigueur cruelle des récits de Bassez, et ainsi de suite.
Toutefois, quelque chose quand même unit tous ces livres (bientôt une cinquantaine maintenant), quelque chose qui pourrait bien se mesurer à l’étonnement qu’éprouve le lecteur à découvrir à chaque fois une forme et un enjeu nouveaux ; une certaine façon de faire de la littérature autrement.



D.D. - Chaque forme d’écriture est aussi une forme de pensée. La poésie, les vers te permettent-ils d’écrire ce que tu n’écrirais pas en prose, et inversement ? Quand tu commences à écrire un texte, sais-tu si tu vas écrire de la prose ou des vers ? Peux-tu avoir en cours, parallèlement, un texte en prose et un texte en vers ?

J.-M. B. - Je crois que mes réponses précédentes contiennent des éléments qui abordent déjà ces questions.
Je pourrais seulement ajouter que, oui, la décision d’écrire « en vers » ou « en prose » préexiste au travail. Je dirais que ce n’est pas la même approche, ni la même accroche. Pas la même manière de considérer le travail, comme si c’était une question du choix de l’outil, qu’on a plus ou moins bien dans sa main, à sa portée, pour ce que l’on veut faire. Mais l’une ou l’autre activité suppose la même exigence et le même engagement. C’est précisément pouquoi il me serait très difficile de passer de l’une à l’autre, d’avoir deux chantiers en cours, l’un de prose et l’autre de poésie. Je dirais que l’une et l’autre m’obligent, complètement. J’ai souvent lu cet aphorisme des Carnets de du Bouchet comme une métaphore de ce choix toujours possible, toujours remis en question : « Devant l’immense, l’homme s’élargit ou se resserre » ; prose (s’élargit) ou poème (se resserre) : dès qu’on veut écrire, on est face à l’immense.
Yves Bonnefoy dit quelque chose que j’ai toujours trouvé très exemplaire : lorsqu’on l’interroge sur le champ très vaste de ses différentes activités littéraires, il répond ceci, après avoir rappelé que, dès son premier livre, il voyait « la poésie comme le creusement d’un seul lieu de parole » :

[...] j’avais en horreur la multiplicité de projets qui peut caractériser une destinée d’écrivain, et je pense toujours ainsi. Si j’ai fait de nombreuses publications sur des plans apparemment dissemblables, comme l’essai ou la traduction, c’est avec le sentiment que ce n’était là que l’expression d’une différenciation qui se produisait dans une écriture unique […] [4].

4 décembre 2012
T T+

[1Jacques Derrida, L’Expérience de la lecture I et II, Galilée 1998 et 2001.

[2Je me souviens en particulier d’une expérience de cet ordre à propos du livre dont nous parlons. C’est un petit détail.
Il concerne le prénom Delphine. Je ne suis pas capable de dire d’où il est venu. Simplement, il m’a plu au moment où je l’ai choisi par ce qu’il sonnait bien et peut-être aussi pour son caractère décalé un peu étrange.
C’est Alain Freixe, à qui, comme toujours, j’ai fait lire le manuscrit, qui a donné au choix de ce prénom une raison implicite à laquelle je n’avais pas pensé, en faisant référence à son étymologie, qui la rapproche à la fois du dauphin, et donc de Delphes dont l’animal était l’emblème et encore à la pythie, à ses pouvoirs de divination ; et bien sûr aussi à la mer.

[3Cheyne éditeur, 2009.

[4Le Monde de l’éducation, n°273, 1999.