Dans le grand vide
Vingt jours aujourd’hui (vendredi 3 avril) que le confinement a commencé pour moi. Passées les premières journées de sidération, j’ai peu à peu repris pied avec l’écriture. Impossible pourtant de travailler au roman pour lequel je suis en résidence. C’est comme s’il était tombé dans le grand vide menaçant chacun d’entre nous. J’ai d’ailleurs objectivement besoin de me rendre à Paris pour en continuer le travail. Alors, je lis des choses qui n’ont aucun rapport avec l’espace, je peine toujours autant à visionner des films ou des séries ; j’ai la chance de pouvoir marcher, en passant par les vignes, seul, l’un des privilèges de la campagne ; et j’écris de courts textes : une nouvelle, quelques poèmes, des petites choses que je remise dans des dossiers en attendant qu’un projet – peut-être – se dessine un jour.
J’ai tenté la semaine dernière d’écrire aux lycéens qui suivent mon atelier. Je leur ai envoyé un extrait recopié d’une page d’un merveilleux roman de Rodrigo Fresán nommé Le fond du ciel. Le passage en question est situé au début du roman, un vieil homme vivant à New York sort d’une clinique où il vient de passer un scanner et se trouve dans les rues de Manhattan au moment des attentats du 11 septembre 2001. Voici l’extrait :
« Et quand j’en suis sorti, tout avait changé.
Les gens couraient dans les rues en criant.
Les immeubles s’écroulaient.
Et tous regardaient le ciel ou le photographiaient avec leurs petits téléphones.
Et moi j’étais là, incapable de me faire à l’idée que les téléphones aient envahi les rues et que les gens se promènent en parlant, seuls mais avec un interlocuteur lointain, comme des fous raisonnables connectés à un monde où la technologie s’est peu à peu miniaturisée, où les choses de plus en plus minuscules sont tout ce qu’il y a de plus inclusif et de plus exclusif. Appareils multifonctions tenant dans la paume de la main. Appareils qui sont inconcevables pour quelqu’un comme moi, qui a grandi avec la conviction que les ordinateurs seraient grands comme des immeubles et ne pourraient être manipulés que par des hommes mûrs et sages, et non, comme c’est le cas aujourd’hui, par des enfants qui savent à peine parler, les glissent dans leurs poches et s’en servent pour partir au loin, les yeux dans le vague, grâce à la force minime mais toute-puissante de leurs pouces. »
J’ai expliqué aux élèves que ce qui me frappe, dans cet extrait, c’est qu’en pleine attaque terroriste, ce narrateur est brusquement saisi par la présence des téléphones portables – objets inconcevables dans son enfance. Quand j’étais enfant, dans les années 70, puis adolescent dans les années 80, la science-fiction prévoyait des bases sur la Lune et de vastes stations spatiales orbitales. Ce futur proche n’est pas advenu. J’ai demandé aux élèves de se remettre à hauteur de leur enfance pour écrire la manière dont ils imaginaient le futur.
En vérité, peu ont répondu, ce que je comprends fort bien. J’ai plusieurs fois animé des ateliers à distance, à chaque fois des participants disparaissent. Il y a quelque chose de fort qui se joue dans la présence, dans le fait d’être ensemble au même endroit pour accomplir un travail commun. Et c’est plutôt rassurant. Les professeurs qui un peu partout assurent leurs cours à distance comme ils peuvent avec les moyens du bord savent de quoi je parle.
Ce qui frappe, tout de même, dans les textes que j’ai reçus en retour, c’est l’expression d’une confiance placée en l’avenir. Plus tard, donc, il n’y aura plus de guerre, plus de maladies, plus de désastres. Je pensais avoir été un enfant naïf (j’aurais répondu certainement la même chose si on m’avait posé cette question) et je pensais que la nouvelle génération aurait une vision plus pessimiste du progrès. Mais non, il n’en est rien. Enfant, j’ai ignoré les menaces de guerre atomique comme les enfants qu’ont été ces élèves ont ignoré le terrorisme.
"Dans ce futur, les injustices n’existeront plus. Tout le monde aimera son prochain et le traitera comme il aimerait être traité."
"Dans ce futur, je trouverai un remède contre toutes les maladies. Je commencerai par le diabète, pour que Papa n’aille pas au ciel avant les autres papas. "
"Mais les guerres ne ravageront plus la Terre, pas plus que les maladies, la pauvreté et les égoïstes. On aura oublié ce dont les hommes étaient capables, à grands coups de comédies romantiques."
Cela signifie sans doute que l’enfant possède un super-pouvoir : celui de croire en l’humanité. Ce qui est, en soi, une excellente nouvelle.
"Il y aura une infinité de futurs possibles, et on oubliera que la seconde suivante est le futur, et qu’on sera encore là, demain, à planifier notre futur."