De l’Alföld aux Pyrénées en passant par le mont Ventoux

Je viens d’un pays, la Hongrie, dont l’altitude moyenne ne dépasse pas 200 mètres. L’une des particularités géographiques de la Hongrie, c’est la puszta, cette grande plaine semi-désertique de l’Alföld, couverte d’une végétation herbeuse dense et sauvage, rappelant à la fois les steppes eurasiennes et les Grandes Plaines américaines. C’est le territoire des csikós, ces bergers et vachers cavaliers, cousins d’Europe centrale des gauchos et des cowboys  ; c’est aussi le territoire des betyárs, brigands de grand chemin qui s’attaquaient aux riches pour donner aux pauvres, comme Robin des Bois ou les haïdouks roumains. Mais la Hongrie est aussi un pays très vallonné, et sur ces coteaux, on trouve les vignobles qui donnent le succulent tokaj. Il existe même quelques chaînes montagneuses, et le point culminant de la Hongrie, dans le massif de Mátra, au nord du pays, non loin de la frontière slovaque, est le KékestetÅ‘ qui atteint une altitude de 1 014 mètres.

Tout cela pour dire que je ne suis pas, a priori, en raison de mes origines, la personne la mieux placée pour vous parler du livre À quoi tient la beauté des montagnes de Franz Schrader, aux éditions Isolato. C’est le texte d’une conférence que ce cousin germain d’Élisée Reclus a prononcée le 25 novembre 1897 devant le Club alpin français dont il était le vice-président. Le prétexte en est l’annonce de la fondation imminente de la Société des peintres de montagnes, mais Schrader y délivre surtout son credo esthétique de la montagne.

Pendant très longtemps, la montagne – comme la forêt, la sylva qui a donné le mot sauvage – a été pour les hommes un endroit dont ils se méfiaient. On la soupçonnait d’être le siège de puissances maléfiques ou divines. Elle revêtait un caractère sacré qui la rendait aussi redoutable que les noires légendes qui entouraient ses mystères. On peut considérer que la première étape véritable de l’intérêt de l’homme pour la montagne, et de la découverte des beautés qu’elle recèle, est l’ascension du mont Ventoux par le poète italien Pétrarque le 26 avril 1336.

Pétrarque est fasciné par ce sommet depuis qu’il l’a découvert enfant, après l’exil de son père de Florence pour des raisons politiques et sa venue avec sa famille à Carpentras, après avoir trouvé une charge à la cour du pape Clément V alors installé à Avignon. Et donc, il y a près de sept siècles de cela, au petit matin d’une journée de printemps, Francesco Pétrarque, son frère Gherardo et deux serviteurs entreprennent cette ascension jugée à l’époque complètement insensée. Un vieux berger, croisé au début de leur expédition, tente même de les en dissuader. Rien n’y fait. Les quatre hommes sont bien décidés à aller jusqu’au bout, même si Francesco connaît un moment de découragement et de fatigue. Assis sur le bord de la route, prêt à renoncer, Francesco établit un parallèle entre l’ascension et le cheminement dans la vie, et en vient à conclure qu’il faut choisir entre « accéder au bonheur éternel au prix d’énormes efforts sottement différés ou [s]’abandonner dans le bas fond de [s]es péchés ». Il se remet en route, rejoint ses trois compagnons et les quatre hommes finissent par arriver au sommet. Là, il est saisi par le spectacle qui s’offre à lui : « Tout d’abord, vivement surpris par la légèreté de l’air et par le spectacle grandiose du paysage, je fus comme étourdi, je me retourne : des nuages flottent à mes pieds ». Il contemple au loin les monts du Lyonnais, la Méditerranée et le Rhône.

Puis il ouvre le livre des Confessions de saint Augustin qui ne le quitte plus depuis qu’un moine italien, Dionigi de Borgo San Sepulcro, devenu son ami et son confident, le lui a fait découvrir trois ans plus tôt. Et là, le volume s’ouvre presque au hasard, comme un sortes vergiliniae – méthode de bibliomancie qui consistait à prédire l’avenir en interprétant tel ou tel passage de Virgile – sur cette phrase du Livre X des Confessions : « Les hommes s’en vont admirer les cimes des montagnes, les flots immenses de la mer, le long cours des fleuves, les mouvements de l’océan et la courses des astres, et ils se délaissent eux-mêmes ». Bouleversé par cette coïncidence, Pétrarque écrit à son retour à son ami le moine Dionigi, et cette lettre relatant son ascension du mont Ventoux, le dépeint comme « une masse de terre et de rochers escarpés, presque inaccessible », mais en fait surtout le symbole d’une quête spirituelle. C’est peut-être là que le regard des hommes sur la montagne a commencé à changer.

Cependant, il faudra attendre encore quatre cent cinquante ans avant que ne naisse véritablement l’alpinisme, avec l’ascension du mont Blanc, le 8 août 1786, par deux Savoyards de Chamonix, Michel Gabriel Paccard et Jacques Balmat. Dès lors, les expéditions à l’attaque des plus hauts sommets des Alpes et des Pyrénées vont connaître un véritable essor au XIXe siècle, au prétexte de motivations scientifiques. C’est l’âge d’or de l’alpinisme. Il s’inscrit dans la sensibilité du romantisme dominant alors toute l’Europe. Il suffit de songer à la célèbre toile de 1818 de Caspar David Friedrich, Le Voyageur contemplant une mer de nuages, où l’on voit un homme de dos, un bâton à la main droite, appuyé de sa jambe gauche sur un rocher dominant une masse nuageuse, que percent des pitons rocheux et, au loin, dans la brume, des sommets montagneux. Étrangement, c’est en Angleterre que l’alpinisme va connaître une véritable vogue.

Le critique d’art et écrivain John Ruskin, traduit par Proust, est fasciné par les Alpes lorsqu’il les découvre avec ses parents à quatorze ans. Elles lui offrent, selon ses propres termes, « une première leçon admirable ». Il va alors réaliser les premiers daguerréotypes de haute montagne en photographiant le glacier de la Mer de Glace, l’Aiguille Verte et les Drus dans le massif du Mont Blanc. Et n’oublions pas parmi ces alpinistes venus de l’autre côté de la Manche, Edward Whymper, qui découvre la montagne à vingt ans, lorsque son éditeur l’envoie à Chamonix réaliser des croquis in situ pour les premiers guides de la montagne. Whymper va s’illustrer par l’ascension de plusieurs grands sommets alpins : les Écrins, l’Aiguille Verte, le Cervin. Enfin, je veux citer une autre figure de ce que l’on pourrait appeler l’alpinisme littéraire : Leslie Stephen, qui n’est autre que le père de Virginia Woolf. Sous sa plume, la montagne jusqu’alors considérée comme un monstre indomptable et inaccessible, en particulier après les nombreux accidents mortels qui ont frappé des alpinistes confirmés ou amateurs, devient une sorte d’Éden terrestre, dont l’homme peut tirer des leçons de beauté, de sérénité et de force spirituelle.

Mais revenons à Franz Schrader, même s’il me paraissait indispensable de contextualiser son texte. Né le 11 janvier 1844 à Bordeaux, Jean Daniel François Schrader (surnommé Franz) est un enfant particulièrement ingénieux et vif, rêvant de grands voyages sur les quais de la Garonne. Il songe alors à devenir ingénieur de constructions navales. Mais son père lui fait apprendre la menuiserie, et finit par le placer comme simple gratte-papier chez un percepteur. Il entre ensuite au service d’un armateur, s’essaie à l’aquarelle et rédige une conférence sur le percement du canal de Suez. On est loin des cimes des Pyrénées. L’horizon du jeune Franz, c’est l’océan. Jusqu’à ses vingt-deux ans. Jusqu’à l’été 1866, et ce matin d’août où il ouvre les volets de son hôtel à Pau, où il est venu séjourner avec l’un de ses amis, et aperçoit au loin les Pyrénées. C’est un coup de foudre, une révélation quasi mystique, et sa vie s’en trouve changée du tout au tout. Il immortalise l’instant par une aquarelle intitulée Les Pyrénées vues de la terrasse du château de Pau (5 août 1866). Tout son temps libre est désormais consacré à la montagne. Ses randonnées ont une dimension contemplative et scientifique. Il peint et réalise de nombreux relevés topographiques grâce à un instrument de mesure qu’il a inventé, l’orographe, et qu’il a fabriqué en bois, mettant à profit ses connaissances en menuiserie. Il s’agit d’une sorte de sextant pour la montagne qui trace « automatiquement le dessin des montagnes sous la forme d’une esquisse périgraphique plane ». Grâce à la recommandation de ses cousins Élisée et Onésime Reclus, il est embauché comme géographe professionnel par la Librairie Hachette. Il réalise de nombreux atlas, donne des cours de géographie à l’école d’anthropologie et devient secrétaire de rédaction de l’Annuaire du Club alpin français. On lui doit aussi la première ascension, en compagnie d’un guide de haute-montagne, du Grand Batchimale, un sommet pyrénéen culminant à 3 177 mètres d’altitude et rebaptisé depuis Pic Schrader. Il meurt le 18 octobre 1924 à Paris, et trois ans plus tard, son corps est enterré sur un piton rocheux du Cirque de Gavarnie, le Turon de la Courade.

Dans cette conférence intitulée, je le rappelle, À quoi tient la beauté des montagnes, qu’il prononce à cinquante-trois ans, Franz Schrader s’efforce d’approcher et d’esquisser, plutôt que de percer, le mystère de la beauté des montagnes. Car la première leçon de la montagne est l’humilité, et la simplicité. Pour lui, c’est parce qu’ils en sont incapables que certains auteurs comme Chateaubriand n’ont pas su se montrer sensibles à cette beauté.

« Et puis, nous dit-il, si les civilisés, les raffinés n’ont toujours pas compris la montagne, en revanche les primitifs, les simples, les sincères, les naïfs, l’ont toujours sentie, et ont vu en elle une des grandes manifestations de la nature, et peut-être notre amour pour la montagne n’est-il qu’un retour à ce vieil enthousiasme qui dès avant l’histoire, dès l’aube de la légende, faisait des monts le séjour des héros ou des dieux. » La montagne serait ainsi un retour à un état édénique, à une antériorité de la chute de l’homme. Elle suppose un cheminement. Toute ascension est une élévation. À la dimension physique de la première fait écho la dimension spirituelle de la seconde. S’il n’y avait qu’un équivalent sur la planète à la montagne, ce serait l’océan. La traversée (à l’horizontale) et l’ascension (à la verticale) : telles seraient l’abscisse et l’ordonnée de l’homme dans un rapport renoué avec la nature. « Peut-être est-ce même l’excès de civilisation qui nous ramène à la nature », souligne Schrader.

L’océan et la montagne sont investis de la même part de mystère et de mystique. Mais il y a dans la montagne cette intuition d’un lien entre la terre et le ciel. C’est le premier sentiment qu’on éprouve parvenu à son sommet : « Souvent les illusions revêtent l’aspect de la réalité ; ici, c’est l’inverse : la réalité prend l’aspect de l’illusion. » / Les sens sont frappés par le contraste saisissant entre le caractère très changeant de la lumière et des couleurs d’un côté, et la persistance immuable des contours de la montagne et sa solidité physique. La beauté des montagnes naît d’abord de cette confusion des sens.

Dans sa remarquable postface au texte de Franz Schrader, Joël Cornuault va plus loin quand il écrit : « Pour peu qu’on s’en approche, la montagne n’est plus un seul objet lumineux ; il émane d’elle une beauté complexe qui n’est plus celle d’une toile de scène, serait-elle somptueuse. Elle se dévoile petit à petit, à mesure que le voyageur progresse dans les vallées, puis, s’élevant, découvre les étagements successifs. D’image aperçue dans le lointain, le relief devient milieu ; de surface visible, il devient ambiance ou, pour mieux dire, “vie complète dans un cadre complet”. Sa beauté se fait pluridimensionnelle. Elle se révèle dans une profondeur d’abord indissociée. Nous y sommes comme noyés, affirme Schrader, et les lois de la perspective avec nous. » La confusion des sens ne suffit pas à expliquer à elle seule la griserie, l’état de satori dont on est saisi au sommet d’une montagne.

Pour Franz Schrader, comme le souligne toujours Joël Cornuault, il faut qu’il y entre une dimension synesthésique reposant sur « une expérience physique et sensorielle de la montagne et, à l’intérieur de celle-ci, une sorte de sentiment synthétique, qui est également une synesthésie. » La beauté de la montagne fonctionne par correspondances. Schrader en décrit la « mécanique » en ces termes : « Toutes ces beautés concordent les unes avec les autres, elles forment un tout, depuis le climat jusqu’aux sonnailles, depuis la fleur de gentiane jusqu’au calme solennel du sapin ; tout est d’accord avec tout ; le charme de chaque objet se double du charme des autres.  » L’aquarelliste Schrader a pu embrasser cette beauté parce qu’il se doublait d’un alpiniste et d’un géographe. Cette beauté ne s’impose pas si l’on n’a pas des prédispositions pour elle. Elle ne peut que coïncider avec ce que Joël Cornuault appelle une « harmonie intérieure ». Franz Schrader ne dit pas autre chose quand il écrit : « Nous ne vivons que par les parties de nous-mêmes qui sont encore susceptibles de joie, d’admiration, d’enthousiasme, de respect, de communion avec les choses universelles.  »

Je reprends le parallèle que j’établissais un peu avant avec l’océan, bien qu’il y ait une différence de taille. Cependant, ce sont deux formes de beauté qui ne s’opposent pas. Sur l’océan, l’horizon se déploie d’emblée au regard qui l’embrasse tout entier, sans doute saisi par le vertige de l’immensité qui s’offre à lui. La montagne, lorsqu’on est à ses pieds, est d’abord quelque chose d’inaccessible, presque d’immatériel. Puis, soudain, quand on arrive à son sommet, on en éprouve la dimension physique. Mais Schrader, il y a plus d’un siècle, a conscience des risques qu’il fait courir à cette beauté en la révélant, alors que nous n’en sommes qu’aux prémices de la colonisation touristique de la montagne, qu’elle relève de l’exploit ou du loisir. Il rappelle ainsi que « pour approcher vraiment de la nature, il suffit d’être simple, mais [il] faut l’être, s’oublier, la chercher, ne pas se chercher soi-même sous prétexte de nature. Voir dans la nature un thème à amplification, c’est se condamner d’avance à ne rien comprendre. »

Je suis toujours frappée (et émue) face à ce genre de textes. Ces intellectuels, dont la réflexion, souvent, ne se limitait pas à un seul domaine de pensée, ont d’emblée senti les risques que couraient l’humanité à trop vénérer le Veau d’or du Progrès. Pluridisciplinaires, ils n’avaient pas rompu le lien direct avec la nature. Schrader ne peut se résigner à ce qu’il en soit ainsi, et pour protéger l’intégrité de cette nature primitive dont il partage avec nous la beauté, il propose d’instaurer un « Tabou sur les hautes cimes ». Il faut se rappeler que ce concept de tabou omniprésent dans les cultures polynésiennes désigne le caractère inviolable d’une chose en raison de sa dimension sacrée. « Tant que l’humanité rêvera de quelque chose de haut, de pur, de grand, elle trouvera d’une façon ou de l’autre un moyen de formuler ce rêve. Le jour où elle ne comprendra plus que la jouissance matérielle et immédiate, elle n’aura plus de raison d’être.  »

Faute d’un Tabou institutionnel, il appartient à chacun d’entre nous de renouer avec la dimension sacrée et primitive des cimes. C’est peut-être à cela que tient aujourd’hui la beauté des montagnes.

Franz Schrader, À quoi tient la beauté des montagnes, éditions Isolato, 2010.

10 décembre 2023
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