Du fond de la nuit, la poésie : une réponse à la vie de Forough Farrokhzâd

Le premier tome de la bande dessinée Persepolis de Marjane Satrapi commence juste avant la Révolution islamique iranienne de janvier-février 1979, qui met un terme au régime impérial de la dynastie Pahlavi, renverse le Shah, pour établir une théocratie de mollahs, sous l’égide de l’ayatollah Khomeiny. La petite Marjane, qui a alors une dizaine d’années, traverse une sorte de crise mystique, alors que les femmes iraniennes défilent sous la neige contre l’obligation de porter le voile islamique, annoncée par Khomeiny. Parmi les manifestants figure également la famille de l’héroïne de Persepolis, très progressiste et proche du régime du Shah.

Quelque chose dans cette bande dessinée évoque les photographies en noir et blanc de jeunes femmes dans les rues de Téhéran ou de Kaboul, il y a une soixantaine d’années, qui marchent tête nue, en mini-jupe. Elles ressemblent à nos mères, dans les rues de n’importe quelle ville française à la même époque. Difficile à imaginer aujourd’hui dans des pays dirigés par les mollahs ou les talibans. En 1959, en Afghanistan, le roi Zaher Shah avait accordé aux femmes le droit de ne pas porter le voile et d’être scolarisées, tandis qu’en Iran, dès 1936, Reza Shah Pahlavi en avait pour sa part carrément interdit l’usage, justifiant même le recours à la force et à la contrainte pour obliger à retirer hijab ou tchador dans un souci de faire évoluer les droits des femmes et de moderniser, autrement dit d’occidentaliser la société iranienne.

Forough Farrokhzâd appartient à cette génération. Elle est la voix lointaine qui parle dans ces vers [1] :

Écoute
Ma voix lointaine
Dans la brume chargée des sortilèges de l’aube
Regarde-moi dans le silence des miroirs
Comme je touche encore avec les restes de mes mains
Le fond noir des rêves
Et je tatoue mon cœur comme une tache de sang
Sur les joies simples de l’existence.

Née le 28 décembre 1934 à Téhéran, elle est la deuxième d’une famille de sept enfants. Son père est un colonel de l’armée impériale chargé des propriétés royales dans le nord du pays ; il initie ses enfants à la littérature et à la grande tradition de la poésie iranienne, mais a également « transformé sa maison en caserne : discipline de fer, exercices obligatoires, travaux imposés et châtiments corporels très sévères ». La fillette est dotée d’un fort tempérament ; rebelle, casse-cou, elle refuse les règles qu’on lui impose, grimpe aux arbres, mais est également décrite par ses proches comme « une fille joyeuse, dynamique, audacieuse et probablement heureuse ». Elle grandit dans une maison située au milieu d’un vieux jardin de Téhéran, et passe les vacances en famille au bord de la mer Caspienne, dans les forêts de la région du Mazandéran. Ces paysages nourrissent son amour éperdu de la nature, et sa sœur aînée la surprend parfois sur le toit de la maison, contemplant les étoiles en rêvant de « les ramener sur terre et en faire des colliers ». Plus tard, dans son poème « Le soleil se lève », tiré d’Une autre naissance, qui vient d’être traduit du persan par Laura Tirandaz et son père Ardeschir Tirandaz, aux éditions Héros-Limite, elle dira : « Je cueillais d’autres étoiles, pures / Comme les poissons rouges des étangs de la nuit ».

Après avoir suivi des cours de peinture et de couture dans une école d’arts appliqués pour filles, elle décide, contre l’avis de sa famille, d’épouser un lointain cousin de douze ans son aîné, qui vient de terminer ses études de droit, Parviz Shâpour. C’est à cette époque, pendant les longues tractations pour le mariage, que Forough commence à écrire de la poésie. Il faut se figurer ce que cela représente d’audace pour une femme iranienne que de s’inscrire dans une tradition littéraire éminemment masculine, où écrire de la poésie c’est tutoyer le divin, dont les grands noms sont Ferdoussi, Hafez, Saadi ou Omar Khayyam. Il en faut encore plus pour une jeune fille de dix-huit ans dans un pays comme l’Iran, pour écrire et publier un poème d’un troublant érotisme, « Le péché  », qui fait évidemment scandale. Le jeune couple, installé à Ahwâz, au sud du pays, non loin de la frontière irakienne et du golfe persique, a un fils unique, Kâmyâr.

Mais Forough est une femme libre, qui entretient quelques liaisons extraconjugales :

Mon amant
Est un homme simple
Dans un pays de malédictions et de merveilles /
Un homme simple
Que j’ai caché dans la forêt de ma poitrine
Comme le dernier signe d’une croyance fabuleuse /

Forough demande et obtient le divorce, mais la garde de leur fils est confiée exclusivement à la famille de son mari, qui refuse à Forough de revoir Kâmyâr. Parfois, elle ira l’attendre à la sortie de l’école, simplement pour l’apercevoir, sans jamais pouvoir entrer en contact avec lui. Cette situation lui fait prendre cruellement la pleine mesure de l’injustice arbitraire d’une société profondément patriarcale. Elle qui s’était mariée pour fuir sa famille est contrainte de retourner vivre chez ses parents à Téhéran. Elle publie un premier recueil, Captive, en 1955. L’accueil critique est sévère, tant de la part des traditionnalistes dont l’écriture et la vie de Forough Farrokhzâd viennent briser les tabous de la sexualité et de l’amour libre, que de la part des intellectuels progressistes, qui ne voyaient dans sa poésie ardente que le romantisme d’une jeune femme de la classe moyenne déballant sa vie privée. Très affectée par la perte de la garde de son fils et les critiques de son œuvre, elle séjourne un mois dans un hôpital psychiatrique, avant de publier deux nouveaux recueils, Le mur en 56 et Révolte en 58. Les titres de ces trois livres – Captive, Le mur et Révolte – peuvent se lire comme une autobiographie, mais traduisent aussi cette volonté indomptable qui la porte. Dans une lettre écrite à vingt ans, elle déclarait ainsi :

Je crois qu’il faut exprimer ses sentiments sans aucune forme de restriction. En principe, on ne peut fixer de limite à l’art, sinon il perd son âme. C’est en suivant ce principe que j’écris des poèmes. J’ai beaucoup de mal, en tant que femme, à garder espoir dans cette société corrompue. J’ai consacré ma vie à l’art et je peux même dire que je l’ai sacrifiée pour l’art.

1958 constitue un tournant dans sa vie. Elle rencontre Ebrâhim Golestân, figure intellectuelle et directeur d’un studio de cinéma, où elle travaille comme assistante, ce qui lui assure son indépendance financière. Elle va d’ailleurs suivre une formation de monteuse en Angleterre, et s’éprend de Golestân, homme marié, avec lequel elle vit en union libre, ce qui ne fait qu’attiser sa réputation sulfureuse. Si elle multiplie les expériences artistiques, en participant à une troupe de théâtre, se lie avec Ahmad Shamlou et Sorhab Sepheri, les deux grands noms de la poésie iranienne, voyage en Europe, ces années sont marquées également par un profond mal-être, qui la pousse à tenter de se suicider à trois reprises. À son amant Gôlestan, elle écrit : « Parmi tous ces gens différents, je me sens tellement seule que ma gorge risque de se déchirer en sanglots. Le sentiment d’être hors du monde est en train de m’étouffer.  »

Cependant, au début des années 1960, tout semble changer pour elle. Laura Tirandaz écrit, en conclusion de sa postface à Une autre naissance, qu’elle a traduit aux éditions Héros-Limite : « D’elle, je retiens cet infatigable élan de liberté toujours tendu vers une fugue prochaine, sans garde-fou, sans certitude. […] Elle se tient debout sur la terre, rêvant de rejoindre ce bois de l’autre côté du mur. » Elle joue dans des films de Gôlestan, et surtout, se fait remarquer pour sa prestation, en tant que comédienne, dans le rôle de la belle-fille de Six personnages en quête d’auteur, la pièce de Pirandello qui fait un triomphe à Téhéran. Elle réalise un bouleversant documentaire en noir et blanc sur une léproserie de Tabriz, dans le nord-ouest de l’Iran, La maison est noire, considéré comme une œuvre essentielle du mouvement iranien de la Nouvelle Vague. Le film est salué et remarqué par Chris Marker, le réalisateur de La Jetée. Et, dans ce village-lazaret, elle s’attache à un petit garçon de six ans, Hossein, fils de deux lépreux, qu’elle ramène et adopte, parce que dans la laideur de ce lieu, lui voyait la beauté dans « la lune, le soleil, les fleurs, le jeu ». Le film reçoit un prix à l’UNESCO, et le réalisateur italien Bernardo Bertolucci se rend en Iran dans l’idée de tourner un film inspiré de la vie de Forough Farrokhzâd. Le film ne se fera malheureusement pas.

En 1964, elle publie son quatrième recueil, Une autre naissance, dont la traduction française a été publiée en 2022. Une autre naissance lui vaut enfin la reconnaissance critique, elle qui déclare alors dans un long entretien : « La poésie est pour moi une chose sérieuse, une responsabilité, une réponse à la vie.  » Cette « réponse à la vie », Forough Farrokhzâd la donne à travers les trente-cinq poèmes qui composent un livre puissant. Dans le dernier de ces poèmes, qui donne son titre au recueil, elle écrit :

La vie, c’est peut-être
Une longue avenue qu’une femme traverse chaque jour avec un panier /
La vie, c’est peut-être
Une corde avec laquelle un homme se pend à une branche /
La vie, c’est peut-être un enfant qui rentre de l’école /
La vie, c’est peut-être allumer une cigarette quand on se délasse entre deux étreintes
Ou le regard hébété d’un passant
Qui ôte son chapeau devant quelqu’un
Et dit bonjour avec un sourire vide /
[…]
Aucun pêcheur ne trouvera de perle
Dans un simple filet d’eau /

Moi Je connais une petite fée triste
Qui habite un océan /
Et dans une flûte en bois
Elle joue son cœur, doucement, doucement /
Une petite fée triste
Qui meurt le soir d’un baiser
Et à l’aube renaît d’un baiser /

Dans sa postface, Laura Tirandaz explique la spécificité de cette œuvre : « [Un] refus des convenances et de l’hypocrisie [qui] ne se réduit pas à un seul jeu d’opposition mais participe d’un manifeste poétique qui dénie à quelque corset que ce soit le droit de nous contraindre. C’est un appel à la liberté de l’individu, à l’exaltation amoureuse, contre une réalité médiocre, submergée par le "brouhaha des petites pensées". Pour elle, être poète est une manière d’être au monde, un infini. Sa vie ne prend tout sons sens que grâce à la poésie qui n’est pas circonscrite au seul moment d’écriture. Il n’est pas seulement question de métaphore et de métrique : son quotidien, trop étroit pour contenir ses aspirations, devient le point d’appui de ses poèmes. »

C’est un recueil où sa poésie atteint sa plénitude, sa maturité ; nourrie de réflexions philosophiques et portée par son élan vital et désespéré, elle semble en même temps accepter ces compromis avec la réalité. On y trouve l’un de ses plus célèbres poèmes, « Le vent nous emportera », dont Abbas Kiarostami fera le titre de l’un de ses films en 1999.

LE VENT NOUS EMPORTERA

Dans ma petite nuit, hélas
Le vent a rendez-vous avec les feuilles des arbres
Dans ma petite nuit, il y a l’inquiétude du désastre

Écoute
Entends-tu le souffle de l’obscurité ?
Je regarde le bonheur comme un étranger
Je suis dépendante de mon désespoir
Écoute
Entends-tu le souffle de l’obscurité ?

Quelque chose se passe dans la nuit
La lune est rouge et troublée
Et au-dessus de ce toit prêt à s’effondrer
Les nuages en deuil font cortège
Attendent le moment de pleuvoir
(…)
Le vent nous emportera
Le vent nous emportera

Le 13 février 1967, sur la route des studios de Gôlestan Films, sa voiture fait une embardée ; éjectée du véhicule, sa tête heurte une pierre, et elle meurt, à trente-trois ans, dans l’ambulance qui la conduit à l’hôpital. Vénérée dans son pays, elle est évidemment proscrite par le régime islamiste, depuis 1979. Comment en serait-il autrement, elle qui disait : « Je suis tout à fait consciente des souffrances de mes sœurs dans ce pays à cause de l’injustice des hommes et j’emploie mon art en partie pour exprimer leurs douleurs et leurs peines. […] Je souhaite que les hommes iraniens renoncent à leur égoïsme et laissent les femmes cultiver leurs talents et leurs goûts. »

Sur sa tombe, au cimetière Zahir Dowleh de Téhéran, est inscrit ce court poème extrait d’Une autre naissance :

LE DON

Du fond de la nuit, je parle
Du fond de la nuit
Du fond de l’obscurité

Ô ami, si tu viens dans ma maison, apporte-moi une lumière
Et une petite fenêtre
Que je puisse voir la foule dans la rue / heureuse

Comment ne pas entendre dans ces vers un écho à l’actualité et au très grand courage des femmes iraniennes ?

(crédits photos : DR)

25 mai 2024
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[1Les extraits cités dans cet article sont issus d’Une autre naissance de Forough Farrokhzâd, traduit par Laura Tirandaz et Ardeschir Tirandaz, aux éditions Héros-Limite, qui ont aussi publié Croyons à l’aube de la saison froide en 2023 . Existe également l’Œuvre poétique complète publiée par les éditions Lettres persanes, traduction de Jalal Alavinia.