Vie de chien, vie de poète

Niki, Dachenka, Jerry, Flush, Jack, Karel, Elizabeth, Virginia, et les autres


Quand Virginia Woolf publie, en 1933, Flush : A Biography, chez Hogarth Press, la maison d’édition qu’elle avait fondée en 1917 avec son mari Leonard, elle s’essaie à nouveau à ce genre qu’elle affectionne particulièrement, celui de la biographie.
Mais elle s’inscrit aussi dans un genre particulier que l’on pourrait appeler la littérature canine, et qui connaît alors un véritable essor. On peut dire que Jack London avait ouvert la voie avec L’appel de la forêt, et ses deux récits posthumes, Jerry, chien des îles et Michaël, chien de cirque, qui racontent les aventures de deux terriers irlandais au poil roux, nés de la même portée aux îles Salomon. Du premier de ces deux livres, London expliquait que “les aventures de mon héros canin dans ce roman sont des aventures réelles dans un monde véridique de cannibales”. Comme souvent, dans tout ouvrage canin qui se respecte, l’histoire est inspirée d’un chien réel, en l’occurrence une chienne terrier rousse, baptisée Peggy, que London et son épouse Charmian Kittredge, avaient dérobée à la faveur d’une croisière.

On aurait tort de réduire ces deux récits à de simples livres pour enfants. Si dans Croc-blanc et L’appel de la forêt, London questionne la notion de sauvage et de domestique, en faisant ressortir, chez Buck comme chez Croc-blanc, ce lien complexe de l’animal avec la nature originelle qui semble ressurgir, dans les romans gémellaires mettant en scène Jerry et Michaël, il décrit, sous couvert d’un récit d’aventures, la relation de l’homme à l’animal. Plus inattendu, dans Maître et chien, Thomas Mann offre, en 1918, la même année que ses Considérations d’un apolitique, raconte, sous une forme qui tient autant de la nouvelle que du récit, son chien Bauschan, un grand bâtard qu’il n’aime rien tant qu’observer tous les sens à l’affût quand ils vont ensemble marcher dans la forêt ou au bord d’une rivière. On peut le lire comme une évocation subtile, pleine de grâce et d’ironie, de cette complicité qui unit un maître et son chien. Ce qu’un autre écrivain, Akira Mizubayashi, près d’un siècle plus tard, décrira dans des pages bouleversantes qui sont une sorte de tombeau, dans l’acception littéraire du terme, à sa chienne, Mélodie. Dans le même ordre de livres canins, on ne peut manquer de mentionner ce classique de la littérature hongroise qu’est Niki de Tibor Déry. Publié en 1955, ce roman raconte comment une petite chienne, une fox-terrier dans ma mémoire, réussit, à force de roueries tendres et joyeuses, à se faire adopter par un couple de braves paysans communistes qui s’établissent à Budapest dans la Hongrie de 1948 ravagée par la guerre. Le personnage (humain) principal, M. Ancsa hésite à s’embarrasser de cette petite Niki, qu’il essaie de chasser dans un premier temps, car “l’affection n’est pas seulement un plaisir pour le cœur mais [est] aussi un fardeau qui oppresse l’âme autant qu’il la réjouit”. C’est un livre magnifique, bouleversant, qui se lit comme une fable sur l’incompréhension des hommes confrontés à l’histoire dans toute sa violence absurde, celle du régime implacable de János Kádár, et l’incompréhension, par ricochet, de la petite chienne Niki, en état permanent de “réceptivité amoureuse”.

Flush est cependant d’un genre différent, presque à part dans la littérature canine. Un an avant le livre de Virginia Woolf, l’écrivain tchèque Karel ÄŒapek avait publié en feuilleton dans le journal Lidové noviny, sous forme de chronique, l’arrivée dans sa famille de la petite chienne Dachenka, “vertébré de l’ordre des carnivores coquins et canins, sous-ordre des endiablés, genre des fureteurs, famille des farceurs, variété des facétieux à oreilles noires”, le tout agrémenté de ses propres dessins et photographies. C’est un livre plein d’esprit et de tendresse. Une légèreté espiègle que l’on retrouve également dans un autre livre dont le chien est le personnage principal, Paroles de chien de Rudyard Kipling, paru en 1930, soit trois ans seulement avant Flush. L’originalité de ce livre est que le narrateur en est le chien Botte, un aberdeen terrier, qui raconte sa compréhension – et parfois son incompréhension – du monde des humains dans un langage simple dont la maladresse renforce le côté comique. C’est une vie à hauteur de chien que propose l’auteur du Livre de la Jungle. Et ce qu’un critique a dit de Paroles de chien vaudrait aussi pour Flush :

Les gens supérieurs et dénués d’humour trouveront sans doute que les histoires de chiens de Mr. Kipling constituent un divertissement léger et même trivial, mais ceux qui savent comment pénétrer dans leur esprit y trouveront bien des motifs de satisfaction.

Car la biographie imaginaire de la cocker spaniel de la poétesse Elizabeth Barrett Browning, l’auteur des Sonnets portugais, est souvent tenue, même si elle a été l’un des plus grands succès de Virginia Woolf de son vivant, pour un opus minor, un “divertissement”, coincé entre ces deux grands romans que sont Les Vagues et Les Années. Dans une lettre du 23 février 1933 à son amie Lady Ottoline Morrell, Virginia Woolf écrivait :

J’étais si fatiguée après Les Vagues que je m’étais étendue au jardin pour lire les lettres d’amour des Browning, et la figure de leur chien m’a fait rire au point que je n’ai pu résister à l’envie de lui faire une Vie. Je voulais jouer un bon tour à Lytton [Strachey] – c’était pour le parodier.

Cependant, on aurait tort de remiser Flush au rang d’ouvrage léger, anecdotique, car comme l’a écrit David Garnett : “En prenant Flush pour sujet d’une biographie, Mrs. Woolf s’est donné la liberté, mais elle s’est aussi imposé les contraintes qui lui sont nécessaires pour donner naissance à ses œuvres les plus belles.”

Cinq ans après une première incursion dans le genre biographique, à travers la figure tantôt homme tantôt femme d’Orlando, dont la vie se déroule sur plus de trois siècles, du règne d’Elizabeth Ière à 1928, Virginia Woolf se lance une nouvelle fois dans l’expérience biographique. Le choix de Flush, la chienne d’une femme écrivain appartenant à une époque révolue, ne doit rien au hasard.

Si elle a très tôt su que sa vocation serait d’écrire, Virginia Woolf a longuement hésité pour savoir si elle se tournerait vers l’histoire plutôt que vers le roman. Si elle s’est fait un nom comme romancière, elle n’a jamais renoncé à l’histoire, passion contractée au contact de son père, Leslie Stephen, qui lui avait laissé un accès libre à toute sa bibliothèque historique. L’Antiquité comme l’époque élisabéthaine n’avaient aucun secret pour elle. La biographie était un genre idéal pour croiser ces deux veines d’écriture qui habitent Virginia Woolf, puisquec’est un genre qui est à la croisée de l’histoire et du roman.

Là encore, elle s’inscrit dans les pas de son père, auteur d’un ouvrage qui fait date, Dictionary of National Biography. Mais surtout, le genre de la biographie a été renouvelé par ses amis Lytton Strachey et Harold Nicolson, deux membres éminents du Groupe de Bloomsbury. Strachey a en effet publié Victoriens éminents, ensemble de quatre courtes biographies de personnalités de l’époque victorienne, dans lesquelles cet homosexuel s’est plu, avec un humour froid so british, à montrer les faiblesses humaines, trop humaines de ces personnages dont il a choisi de raconter la vie, pour mieux faire ressortir l’hypocrisie de l’époque victorienne. Quant à Harold Nicolson, le mari Vita Sackville-West, l’amante de Virginia Woolf pour laquelle elle a écrit Orlando, il est l’auteur de multiples biographies d’écrivains comme Verlaine, Byron, Benjamin Constant ou Sainte-Beuve.

Nicolson, Strachey et Virginia se connaissent bien, et s’influencent mutuellement. Leur approche de la biographie, qui se démarque de tout le classicisme académique du genre, se distingue par la représentation de la personnalité du “biographé” et par la mise en évidence de la subjectivité du biographe. C’est ce que Virginia Woolf a appelé, dans un essai de 1927, The New Biography. Rien moins qu’anodine, cette approche part d’un refus de considérer l’histoire comme une science empirique. Et ce qui intéresse les trois amis, c’est précisément cette réflexion sur la façon dont s’écrit l’histoire. Tous trois étaient férus d’histoire, d’où leur souci de la véracité historique des éléments biographiques, mais leur innovation tient au fait que, pour y parvenir, ils ont recours aux techniques de la fiction littéraire. La représentation des faits, avec la subjectivité de l’écrivain-historien qui n’est plus dissimulée par des artifices, permet une meilleure compréhension d’une époque que l’exposé des vérités factuelles qui la composent. Autrement dit, cela suppose que l’auteur choisisse parmi tous ces faits ceux qui offriront la meilleure représentation. Ainsi, dans son essai The New Biography, Virginia Woolf explique que “La vérité étant donc efficace et suprême, nous pouvons expliquer que si la vie de Shakespeare par Sir Philip Sydney est ennuyeuse, et que si la vie d’Edward VII est illisible, c’est uniquement parce que, bien que toutes deux soient truffées de vérités, leur auteur n’a pas su choisir celles qui font ressortir la personnalité.”

C’est exactement ce qui fait que Flush n’est pas la simple biographie d’un chien et qu’il se démarque des autres ouvrages de littérature canine dont j’ai parlé plus haut. Cette subjectivité anthropomorphique consistant à écrire l’histoire d’une cocker spaniel offre une déportation du regard sur la période victorienne, qui est aussi une tentative, pour Virginia Woolf, de “résoudre le problème de la réalité” :

Qu’entend-on par “réalité” ? Il semble que ce soit quelque chose de très fluctuant, sur quoi on ne peut absolument pas compter – que l’on trouve tantôt sur une route poussiéreuse, tantôt dans une coupure de journal dans la rue, tantôt sur une jonquille au soleil. Elle éclaire un groupe dans une pièce et imprime quelques propos convenus. Elle fond sur vous quand vous rentrez chez vous à pied à la belle étoile et rend le monde silencieux plus réel que le monde de la parole – et puis la voilà encore dans un omnibus au milieu du vacarme de Piccadilly. Parfois, elle semble aussi adopter des formes trop éloignées pour que nous en discernions la nature. Mais elle rend fixe et permanent tout ce qu’elle touche. C’est ce qui reste quand la peau du jour a été jetée dans la haie ; c’est ce qui reste du passé, de nos amours et de nos haines.

Le regard d’une chienne sur le monde des hommes, sans le filtre de l’encombrante conscience humaine, fait ressortir l’étrangeté d’une société corsetée.
Flush doit se lire, bien entendu, comme une biographie décalée d’Elizabeth Barrett Browning, devenue plus célèbre pour s’être enfui avec le grand poète Robert Browning, que pour ses propres poèmes. Comme très souvent dans toute son œuvre, Virginia Woolf s’interroge sur la place des femmes dans la littérature. C’est en cela que Flush est un de ces ouvrages où la modernité de sa réflexion s’exprime avec cet humour subtil qui est le sien. Ainsi, la description de la découverte de Florence, où les Browning se sont installés après leur mariage clandestin, est l’une de ces piques spirituelles que Virginia Woolf n’aura de cesse de porter contre toute forme de convenance esthétique :

[Flush] suivait la douceur défaillante des bouffées d’encens dans l’entrelacs violet des sombres cathédrales ; et, reniflant, tentait de laper au passage l’or répandu par un vitrail. Son tact n’était d’ailleurs guère moins aigu que son odorat. Il appréciait, de Florence, tour à tour les lisses douceurs marmoréennes et les caillouteuses rugosités. La pierre usée des grises draperies, les doigts, les orteils des statues reçurent bien souvent la caresse de sa langue, le frôlement de ses narines trémulantes. Sur les coussinets infiniment sensibles de ses pattes s’imprimèrent d’orgueilleuses inscriptions latines. Bref, il connut Florence comme nul être humain ne l’a jamais connue, comme ne l’ont jamais connue Ruskin ni George Eliot – comme seuls, peut-être, les muets peuvent connaître.

Plutôt que de légèreté, il faudrait, au sujet de Flush, parler de la virtuosité de l’écriture de Virginia Woolf. Car à travers les yeux de la cocker spaniel des Browning, celle dont ils redoutaient que les aboiements les trahissent dans leur fuite vers l’Italie, l’auteur de Mrs. Dalloway décrit et met en avant la condition féminine à l’époque victorienne, ainsi que les conditions sociales des “petites gens” à travers la figure de la nurse Lily Wilson, “typique de la vaste armée de ses semblables – les indéchiffrables, les silencieuses, les invisibles femmes de chambre de l’histoire.” Les deux sont liés, d’ailleurs, dans l’esprit de Virginia Woolf, car par prétérition, derrière “les invisibles femmes de chambre de l’histoire”, on peut deviner également les invisibles femmes écrivains de l’histoire littéraire.

Comme l’a écrit Mireille Duchêne, si Flush est un chien, “il ne pose pas moins la question du genre, de l’identité et de l’altérité. Sur fond d’époque victorienne, la société repose sur de forts contrastes. Elle oppose les humains aux animaux, les femmes entre elles, la femme à l’homme, les intellectuels bourgeois aux bas-fonds de Londres.” Dans sa façon de traverser les soubresauts de l’histoire dans une Europe qui est en train d’entrer dans l’ère industrielle, Flush est une sorte de cousin canin de Fabrice, le héros stendhalien de La Chartreuse de Parme. Car Flush n’est évidemment pas un chien comme les autres, pas même comme ses autres congénères de papier dont il a été question plus haut. Il est déjà un peu plus qu’un chien, comme dans la scène clef du miroir au troisième chapitre :

Alors [Miss Barrett] l’amena près d’elle en face du miroir, et lui demanda pourquoi il aboyait ainsi en tremblant. Ce petit chien roux qu’il voyait en face n’était-il pas lui-même ? Mais qu’est-ce que “soi-même” ? L’être que l’on voit ? ou l’être que l’on est ? Flush soupesa aussi cette question, puis, s’avouant incapable de résoudre le problème de la “réalité du monde sensible”, se pressa plus étroitement contre Miss Barrett et la lécha “avec beaucoup de sentiment”. Ceci, du moins, était réel.

Il y a bien des manières de lire Flush. Quand l’idée germe en elle pour la première fois, Virginia Woolf écrit dans son Journal : “C’est une bonne idée, je pense, d’écrire des biographies ; pour servir à ma capacité à représenter le réel avec précision ; & me servir de mes romans simplement pour exprimer le général, le poétique.” Flush réussit le tour de force de faire les deux. La modernité de cette vie de chien est d’offrir, dans une sorte d’inversion de la scène du miroir, un reflet décalé, juste et troublant de la vie des hommes. Et des femmes.


Flush, une biographie de Virginia Woolf, avec les quatre dessins de Vanessa Bell qui figuraient dans l’édition originale, traduction de l’anglais par Charles Mauron, préface de David Garnett, aux éditions Le Bruit du Temps, paru en 2015.
(crédits photos : Alba Editorial, Editions Le Bruit du Temps, Vincle Editorial)

20 mars 2024
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