Edouard Chalamet | Aubades

La ahité
le sable blanc
une ruine
des stèles
un oiseau, un chat
une écriture au bord de l’évanouissement
le vide, le silence
une présence, un éclair

On écrit au bord de ce qu’on ne sait pas, et cette ignorance est précieuse. C’est avec elle que j’aborde le livre d’Edouard Chalamet, Aubades, que publie Fata morgana, second ouvrage de l’auteur chez le même éditeur. Son projet, car, en dépit de sa réserve, il en a un : saisir l’insaisissable à l’heure où le jour se lève, au moment où il esquisse ses premiers étirements.
Tout tourne autour d’un lieu, un village, un bois, d’innombrables chemins, et un calvaire, c’est-à-dire une butte offrant une vue. « Un tout petit plateau en amande », dont le narrateur ne cesse de faire le tour. « C’est un endroit fabuleux », dit-il, ce qui selon son lexique ne signifie pas savamment ordonné mais « jeté sans plan ni pensée ». Sorte d’ idéal sur lequel se modèle l’ouvrage qu’on lit, qui semble vouloir effacer ses traces et ses intentions, et, telle une constellation de choses, s’offrir avec simplicité et évidence.
Il y a la terre, il y a le ciel, tout ce qui se passe entre et au-delà, en dessous également, et avant. Le végétal, l’animal, le minéral. L’humain aussi. Si ce texte se présente comme un pas de côté face au monde ordinaire et laborieux, il n’esquive pas la question de savoir ce que les hommes font au monde, et plus précisément les décideurs. La catastrophe écologique en cours n’est pas évoquée frontalement, mais on a néanmoins une vision miniature des « bienfaits » dont peuvent se targuer nos administrateurs que le narrateur appelle « humanistes » à travers l’exemple d’une réhabilitation d’un terrain vague en aire de jeux. Foin de cet espace « plein de caches et de branchages », les jeux comme la plupart de nos activités doivent désormais se dérouler au grand jour et dans des espaces conçus à cet effet.
L’aventure poursuivie ici est d’un autre ordre, elle a lieu a l’insu de tous et peut-être même de celui, celle, ceux qui la vivent, dans un temps ignorant les horloges. Emblématique à cet égard, l’expérience vécue par le narrateur et possiblement son ami.e – un « nous » gouverne cette écriture, sans qu’on sache toujours bien qui il abrite, le narrateur et un ami, une amie, ou bien encore une solitude voilée –, qui voit la transformation de la terre en sable :

« Nous nous enfoncions dans le bois. Nous nous y enfoncions en crépitant. Nous fûmes bientôt dans le creux d’un vallon : c’est alors que nous avons vu ce que jamais nous n’avions vu. Il y avait là une foule, une foule ! de peupliers blancs : une très irrégulière allée qui partait entre les arbres. Et ce fut, de plus près, une espèce de souvenir ; un souvenir surgi hors de toute mémoire ; un souvenir de ce que nous n’avons pas connu et que nul, peut-être, n’a connu ; un souvenir indéfini, mais prodigieusement clair ; un souvenir singulier, tant il semblait plutôt fait de tous les autres. C’était du sable. Très blanc, ou peut-être très gris. Un sable extraordinairement fin, comme en ont les plages du rêve ; si fin qu’on aurait dit de la cendre. Nous étions, mon ami, dans le lit d’une rivière sèche. »

Magnifique évocation sensible et adressée de ce que peut-être le surgissement d’un temps immémorial à la faveur d’une promenade. La fable après laquelle court ce texte ou dont il se fait le porte-voix n’est pas tant celle d’une hallucination ou d’un espace imaginaire dépourvu de fondement que celle d’une présence feuilletée, d’un temps pétri, composé-décomposé, dont le présent offre l’image à travers la variété des paysages qui forment ce qu’on appellera monde. Passage de l’eau, débris, ossements, sédiments, strates, à la campagne comme à la ville. C’est un fait qu’on ouvre a priori davantage les yeux dans un bois désert que dans une rue surpeuplée mais partout l’histoire s’écrit, dans une langue matérielle que l’on ne sait pas toujours déchiffrer. Et ce n’est peut-être pas l’une des moindres dimensions de cette aventure spatio-temporelle que de comporter un passage du monde inouï ou muet vers le monde linguistique, de cette écriture matérielle à peine déchiffrable vers l’univers des mots. Pour le dire en image, de la rivière sèche au poème, du bruit blanc à la musique sans notes des phrases.
Il y a du merveilleux dans l’écriture de Chalamet, un merveilleux qui pourrait faire penser à Dhôtel, la narration romanesque en moins. Pas d’intrigue ici, plutôt une succession d’extases matérielles que relie le fil, parfois brisé, d’une déambulation qui se confond avec le mouvement de la vie. Antérieure à l’image qu’en livre le texte, cette marche se continuera fatalement après le point final qu’il apposera. C’est en un sens la marche du monde, ou la contre-marche.
Merveille du monde donné, mais douleurs aussi. En effet : « Il y a bien des joies, dans ce monde, dont on ne se console pas. » Nous avons dit « aubades », concerts donnés à l’aube (musiciens-oiseaux, vent dans les arbres, vol des coléoptères, ballet de la lumière…). Mais cela ne doit pas occulter les ombres des choses ou des êtres, bien au contraire.

*


La joie est à la source de cette écriture. Joie mêlée pourrait-on dire, où l’oubli et l’impersonnel ont leur mot à dire dans cette ouverture du vivant sur son milieu, le phylogénétique aussi, l’espèce et ce dont elle se nourrit pour être ce qu’elle est. La foule qu’on est et ce mélange qui s’opère sans cesse entre l’environnement et nous : air, eau, poussière (d’étoiles même : ciel !), aliments, terre donc, et feu - chaleur, combustion, énergie, création et destruction. Comment cette joie ne pourrait-elle être que nôtre ? elle est d’ensemble, elle est de tout, même de l’insensible. L’insensible aussi se réjouit d’être ce qu’il est, à sa manière.
A la faveur d’une longue marche, le narrateur s’étonne d’avoir une certaine pensée,

« Une phrase, d’où venue ? qui avait un peu la forme d’une plume.
Quoi que soit l’âme, la chose l’est aussi, disait-elle ; quoi que soit l’âme, la chose l’est aussi. »

Un spinoziste évoquerait certainement l’unicité de la substance-univers, mais qu’on soit fait du même, qu’on le reconnaisse ou non, et ce en dépit d’une infinie diversité du vivant, ne supprime pas la douleur. Nous sommes des corps distincts, ouverts certes, mais seuls. « Notre solitude est entière, close » pouvons-nous lire. Elle n’est donc pas exactement un corps, ou bien alors celui-ci est considéré dans un mouvement de fermeture. Comme une peau qui se ferme ou referme après avoir subi une agression. Le narrateur écrit, source du mal comme du bien, de la joie comme de la souffrance issue de la privation : « Ce qui se donne nous est ôté. » Il faudrait donc en déduire que « ce qui se donne » ne nous est pas donné, c’est le donné, c’est le paradis en un sens, mais pas pour nous. Nous pouvons tout de même nous en réjouir, dès lors que nous entrons en présence de ce qui se donne, dès lors que nous nous rendons disponibles à ce qui est, que nous nous mettons à l’écoute. Tout nous arrive en un sens, mais ce que l’on conserve de ce donné, ce sont des impressions, des sensations, pas des choses ni des êtres. A aucun être le monde n’est donné, et pourtant tous les vivants cohabitent dans cette abondance qui les réjouit. Etrange équation. Au sujet d’une femme croisée lors d’une marche et dont le rire rappelle au narrateur l’origine ante-linguistique de notre présence sur terre, il écrit : « Ô pure magie du passage et de la disparition ! »
Le terme d’ « ahité » qui ouvre cet article en a peut-être étonné certain.e. C’est un concept japonais, intraduisible, qui dit l’étonnement, l’admiration, la plénitude et le dépassement (et bien d’autres choses encore), provenant de ce Ah ! qui en l’occurrence jalonne ce texte, même si présentement j’évoque un Ô. Lyrisme si l’on veut, réduit à sa plus simple expression – une interjection -, musique des voyelles, relais donné à ce qui est là qui impressionne le corps et le libère d’un son extatique. Rien à ajouter. Et pourtant nous avons mal parfois, comme si le plein était un vide et réciproquement, et que cet échange de propriétés entre organismes ne se faisait pas sans dommages.

*


Mais la peine se résorbe, miracle de la poésie, fût-il passager. Par le truchement des mots le monde visible bascule dans l’invisible et opère une métamorphose de tout en rien comme de rien en tout. Les affects mutent. Le subi devient action, la tristesse devient joie. Même si rien n’est acquis, jamais. Ni la vue, ni la chose, ni le mot. Tout est de fait toujours à reprendre, il y a là une loi, une loi du temps.
Selon Chalamet, qui nous livre à la fin de son ouvrage un abrégé de sa philosophie du langage, toute présence manque de son contraire, qui est une parole. Et à ce titre, la parole sauve les choses d’être ce qu’elles sont, c’est pourquoi il écrit à leur sujet : « Une parole, pour qu’elles [les choses] retrouvent un axe, qui ne soit pas l’équilibre, mais la métamorphose. » Le monde serait une fable qui s’écrit à même la matière, sauf qu’il faut faire la nuit sur le visible pour pouvoir en lire l’histoire. Nuit des sens. En d’autres termes, l’invisible du monde que l’œil scrute, il incombe à la parole de le découvrir, de le révéler, de le faire entendre. « Une parole qui sauve : qui sauve les choses du monde en les rendant invisibles. »
Il est question de croix rouillées à la fin ce livre, en haut du calvaire - « des traverses de chemin de fer, c’est increvable ces trucs-là » -, de stèles également, que la mairie voudraient enlever, et peut-être aussi, à travers leur présence anachronique, d’une sorte de mysticisme, d’une mystique des mots, laquelle ne s’embarrasserait pas de croyances ou de dogmes, de dieux, mais s’appuierait sur une incertitude fondamentale qui assurerait la rotation des planètes et le grand bal intergalactiques auquel nous participons, le lever du jour et la perpétuation de la vie, au moins un temps, « comme si quelque chose faisait levier, là-bas, dans l’inconnu », qui agirait sur nous et à quoi nous ne cesserions d’inventer des moyens de répondre. Il n’y a que des réponses, entend-on dire parfois. Aubades en est une, une des plus convaincantes, mystérieusement convaincantes.


Pascal Gibourg

17 janvier 2025
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