Le Compromis d’Alain Frontier
Le Compromis d’Alain Frontier vient de paraître aux éditions Sitaudis, 324 pages, avril 2014, 12,76 €.
Bruno Fern sur remue.
Quant à la méthode employée, on en distingue aisément les deux principaux axes : d’une part, le recours quasi permanent à des documents abondamment cités : archives familiales (lettres échangées entre les parents et avec eux, journal intime et mémoires maternels, descriptions de photographies [6]), articles de presse, pièces administratives, guides de tourisme, citations diverses (hommes politiques, écrivains, philosophes, historiens, etc.), références cinématographiques, auxquels viennent s’ajouter de rares « reconstitutions », les souvenirs personnels et ceux des tiers ayant côtoyé le père ; d’autre part, le montage [7] de cette masse où tout se retrouve mêlé – « écrire », dit Alain Frontier, « c’est toujours recopier. Mais recopier d’une certaine manière [8] ». Il me semble que les dernières lignes du livre peuvent être lues comme l’évocation indirecte de ce mode de composition :
Ma photographe
tourne ensuite son regard vers le corps du logis, dont elle se plaît à isoler des fragments – de couleur, de matière, de forme : les tuiles semi-cylindriques de style déjà provençal (les mêmes que celles de la chapelle), les pierres d’angle de grès jaunâtre dit pierre de molasse encadrant un appareil de galets glaciaires disposés en épi par bandes superposées, ou bien, à la faveur d’un cadrage inattendu, l’étrange épure géométrique induite par l’intersection des arêtes et des plans.
Prélever, classer, dater [9], nommer et relier par un jeu d’enchâssements multiples que marquent les retraits à la ligne et les parenthèses, mélanger les discours et les époques, y compris d’une phrase à l’autre, détourner discrètement les textes originels [10], les condenser par une ponctuation parfois manquante, c’est en procédant ainsi qu’Alain Frontier, accompagné comme on l’a vu par celle qui saisit les « choses » différemment, mène son enquête filiale, sa « filature », à des décennies de distance que l’écriture chercherait à abolir :
Je marche à côté de Gaston,
le long du train qui est à quai en partance pour Strasbourg et l’Allemagne occupée.
L’usage dominant du présent dit de narration contribue pareillement à cette tentative d’entremêler les temporalités, à l’image des lieux parcourus qui portent souvent les traces, même infimes, du passé, afin de rendre compte de ce que fut une « réalité biographique concrète » jusque dans ses détails les plus prosaïques – car rien ne saurait être insignifiant.
Par ailleurs, on peut rapprocher le titre du dernier chapitre, La fuite (celle du père aigri [11], d’Étréchy, dans l’Essonne, où avait toujours vécu la famille, à Crépol, dans la Drôme, où il mourut huit ans après, en 1983), de la première phrase précipitée de l’ouvrage : « Au moment de m’enfuir, je fais machinalement un dernier geste vers lui il croit que je veux parler je n’ai rien à dire. », comme si les lignes des deux fuyards s’étaient finalement croisées, au moins ici.
Le déclencheur de cette longue recherche est la révélation tardive, par la mère [12], d’un secret : l’homosexualité du père, dévoilée dans l’une de ses premières lettres lors de sa mobilisation. Au-delà de cet aveu, la « drôle de guerre » puis la captivité en Allemagne vont profondément changer Gaston F. : ainsi, son antisémitisme ne résiste pas à la rencontre d’un conscrit d’origine juive ; il envisage « avec une horreur rétrospective » son métier d’employé aux écritures ; enfin, il évolue politiquement, de plus en plus critique envers les inégalités sociales, l’armée (à laquelle il reproche surtout ses dysfonctionnements) et les discours patriotiques. Pendant l’occupation et après la guerre, il choisit des activités professionnelles qui font de lui un père épisodique et « incompréhensiblement malheureux » aux yeux de son fils, bien que soucieux des conditions matérielles dans lesquelles vit sa famille. Aussi longtemps que possible, il s’efforcera d’échapper à l’« éducation hypocrite » subie dans sa jeunesse et « aux nécessités de l’existence » qui, selon lui, l’empêchent de vivre en « vagabond » – même si, en tant qu’époux et père, il se sent le plus souvent coupable de faire de tels choix.
Au fil des pages, on découvre un être complexe que l’auteur essaie, conformément au fameux projet spinoziste, de comprendre sans rire ni pleurer [13]. La relation avec Odette apparaît également plutôt singulière, entre deux êtres qui, malgré tout [14], parviennent à s’entendre jusqu’au bout de leur vie pourtant parfois si peu commune. Alain Frontier dresse donc avec pudeur le portrait [15] d’un homme confronté à des circonstances où il n’était pas toujours évident de savoir comment il convenait d’agir, cette intrication subtile des strates de l’intime et de l’Histoire étant indéniablement l’une des réussites de ce livre.
[1] « (…Liste et description succincte des pièces…) »
[2] Sauf quand il est devenu hors d’atteinte : « Je me suis arrêté quinze ans plus tard devant cette sépulture à peine visible sous les herbes qui l’avaient envahie, je fis cette réflexion que si j’avais fouillé la terre à cet endroit j’aurais trouvé des os je n’aurais pas trouvé mon père. »
[3] Le Procès.
[4] « Gaston, comme toujours, en porte-à-faux, à la fois ici et ailleurs, à la fois présent et absent. »
[5] Même si le livre fait clairement référence à des données appartenant à la vie de l’auteur, il est notable que le nom du père n’y est jamais écrit in extenso, comme si le lien ne pouvait être que partiel, amputé.
[6] Aucune n’étant reproduite ici.
[7] « Le montage est la forme non mélancolique de la technique moderne. » (Walter Benjamin, 1932).
[8] « Théorie de la théorie », in Hapax no 5, Reims, juin 2007.
[9] « Mes souvenirs (leur violence parfois) ne peuvent me contenter, j’ai besoin d’ordonner les faits (de les dater). »
[10] Voir, par exemple, le vrai-faux discours de Pétain : « eh bien le Maréchal le voici, je viens vous tenir compagnie d’une voix cassée par l’émotion, je fais à la France le don de ma personne pour atténuer son malheur… ».
[11] « À l’âge de 60 ans, Gaston n’a plus rien, n’est plus rien. Il se sent humilié. »
[12] Elle aussi désignée par son prénom, Odette.
[13] Ne laissant transparaître ses émotions qu’à de rares occasions.
[14] Et même grâce à ce tout, ce secret dont le partage constitua « le lien le plus intime qui pût exister entre eux deux ».
[15] Il est par ailleurs l’auteur de Portrait d’une dame, fiction d’après les paroles de Marie-Hélène Dhénin, Al Dante, 2005.