Flaubert épistolier

Le genre de la correspondance d’écrivain appartient au passé. Le règne de l’immédiateté aura mis un terme à ce penchant littéraire d’un type particulier. C’était l’époque où l’on prenait le temps de réfléchir sur qui on aimait et sur ce qu’on pouvait ressentir, observer, penser aussi. Je ne dis que pas que cette activité que l’on pourrait tenir pour une forme ouverte d’introspection a disparu mais que la correspondance n’est plus le lieu où ça se passe. C’était l’époque où l’on savait souffrir du temps, où le temps était une matière dans laquelle on apprenait à se loger tout en en étendant la superficie.
Dans un volume réunissant quelques trois cents lettres du « maître » (Folio classique), on ne fait pas que vérifier l’exactitude de certains poncifs ayant fait la gloire de l’écrivain, on se familiarise avec un individu, touchant en raison même de ses excès, de sa sensibilité à fleur de peau, de son acharnement à écrire et de son aptitude exemplaire à se plaindre de tout. Flaubert était un grand mélancolique, il en avait la fureur, l’humour et cette propension à s’ennuyer au sens fort du terme qu’il partageait avec Baudelaire : « Ah ! vous comprenez l’embêtement de l’existence, vous ! » lui écrit-il alors que le poète cherche à savoir ce que le romancier propulsé par le procès Bovary pourrait penser des Fleurs du mal (Baudelaire ne sait pas encore ce qui l’attend). Il y a bien sûr un fabuleux ermite chez Flaubert, mais aussi un amoureux ludique et blessé ainsi qu’un esprit farouchement indépendant. « Les honneurs déshonorent, le titre dégrade, la fonction abrutit », déclare-t-il. Axiome de son cru auquel il se conformera scrupuleusement, du moins tant que sa situation financière le lui permettra. Remarquons qu’il tiendra bon. Nonobstant le lecteur boulimique qu’il fut, Flaubert ne doit rien à personne, pas plus aux critiques, à l’Etat qu’à ses pairs, lesquels se fourvoient le plus souvent, confondant d’après ses vues l’art avec l’idéologie. Certes, on aurait du mal à sauver Flaubert de certains de ses partis pris politiques, mais il n’a pas à l’être et ceux qui pensent avoir dit l’essentiel en taxant le bonhomme de conservateur peuvent reprendre leur copie. Mais approchons le personnage.

Après avoir envisagé une carrière dans le droit, une crise d’épilepsie décide de la vocation de Flaubert : il écrira et rien ne pourra désormais le détourner de ce chemin qui n’est pas sans rapport avec un chemin de croix. Borges voit dans cette vocation absolue de l’écrivain une nouveauté, comme si dans les siècles précédents la littérature n’était tout au plus qu’un moyen de viser à un tel absolu, celui-ci fût-il religieux (XVIIè siècle) ou philosophique (XVIIIè siècle). On pourrait sans doute en discuter, mais le fait est que ce que deviennent la littérature ou la poésie à partir d’une époque qu’on dira moderne, elle ne saurait le devenir sans le médium qui la diffuse : à savoir l’imprimerie. De là à dire qu’un écrivain ne pouvait s’engager dans une carrière littéraire aussi absolument qu’un Flaubert sans s’appuyer, en conscience ou non, sur les moyens matériels qui confèrent au livre une existence concrète, il n’y a qu’un pas que je franchirai volontiers, n’en déplaise à l’intéressé qui pendant des années répétera qu’il n’écrit pas pour être publié et repoussera nombre de propositions qui lui seront faites. Si l’on poursuit l’idée de Borges, il faudrait dire qu’il n’y a d’absolu littéraire qu’à la condition que le livre soit en mesure de dominer culturellement une société, non pas en tant que moyen de diffusion d’une idée ou d’une foi, mais en tant que tel, c’est-à-dire en l’espèce en tant que roman, forme dominante s’il en est ; j’ajouterai roman à gros tirage. Et, à ce titre, le XIXè siècle est bien le siècle élu pour avoir vu éclore des fous littéraires : la religion recule, les idées cèdent le pas à l’histoire et les presses fonctionnent à merveille.
Ecrire donc, coûte que coûte. On a beaucoup commenté l’ars poetica de l’auteur de Madame Bovary. Il consiste essentiellement en une méthode et une exigence stylistique. Flaubert se documente énormément, il lit tout ce qu’il peut sur le sujet qui l’intéresse, ayant à cœur d’être le plus exact possible. Il se déplace, fait des rencontres, tout ça pour pouvoir écrire un chapitre ou parfois une simple page. Le récit de ce labeur fait l’objet d’innombrables lettres, et cela qu’il peine sur Madame Bovary, La Tentation de Saint-Antoine ou plus tard Bouvard et Pécuchet. A cet égard, la correspondance de Flaubert est l’antithèse de son œuvre, laquelle exclut tout jugement personnel de l’auteur. Que l’on partage ou non son point vue, il est très clair : « La passion ne fait pas les vers. » Ou encore : « Moins on sent une chose, plus on est apte à l’exprimer comme elle est. » On est très loin du « Madame Bovary, c’est moi », encore que Flaubert se définisse à la fin de sa vie comme une vieille femme hystérique ou pour le moins un être féminin (Flaubert est peut-être devenu Madame Bovary en l’écrivant mais il ne l’était pas avant). Son principe est l’impersonnalité, c’est ce qu’il appelle l’art pour l’art, autrement dit l’art de faire des phrases et de traiter au mieux un sujet sans renier l’action qui captivera le lecteur et unifiera le texte. « Les perles composent le collier, mais c’est le fil qui fait le collier. » Il écrit le plus souvent contre son penchant au lyrisme et contre son goût qui le porte à faire beau. Flaubert traque la beauté, certes, mais une beauté non évidente, sans frasque et peut-être sans éclat. Il a une sainte horreur des assonances, voyant sans doute en elles une forme de facilité, de commun voire de vulgarité. La littérature de Flaubert n’est pas hautaine, loin de là, mais il n’en reste pas moins que le peintre de la bourgeoisie qu’il est ne croit guère à son public. En art, on pourrait dire que Flaubert est aristocrate, avec ce que cela comporte en termes de mépris du peuple, et donc de la démocratie naissante (Troisième République). Il n’accepte comme avis que ceux de ses amis, tous plus ou moins écrivains, et il n’aura de cesse de pester contre les articles négatifs que susciteront certains de ses livres.
Flaubert n’est pas tendre avec ses contemporains. Même Hugo qu’il porte aux nues en prendra pour son grade quand il publiera Les Misérables. « Où y a-t-il des prostituées comme Fantine, des forçats comme Valjean ? » A côté de ça Flaubert déteste les écoles : réalisme, naturalisme, impressionnisme... Et s’il salue l’entreprise de Balzac, il regrette néanmoins son style, qu’il trouve médiocre. On comprendra qu’il se sente bien seul dans ses nombreux projets, souvent titanesques, lui inspirant non seulement des doutes sur leur valeur et la possibilité de les mener à terme, mais le plongeant régulièrement dans des états de fatigue et d’abattement extraordinaires. Il y a cependant l’enthousiasme, et même si d’après son propre point de vue il faut être fou pour entreprendre chacun de ses livres, la récompense est là, pas seulement au final, à chaque moment où l’écrivain fait mouche, où il est fier d’avoir bien décrit un personnage ou plus généralement d’avoir accouché d’une belle page. La récompense n’est pas le succès - encore que -, pas la reconnaissance des proches - encore que -, mais la satisfaction d’avoir fait quelque chose de grand, d’avoir mis tout en œuvre pour y parvenir. « Si je fais rêver quelques nobles imaginations, je n’aurai pas perdu mon temps. » Ou bien : « Il faut faire ce qu’on juge bien dans la vie et ce qu’on croit beau dans l’Art. » Ou encore, à George Sand, son chère maître, au sujet de ses compagnons : « Des phrases me font pâmer qui leur paraissent fort ordinaires. Goncourt, par exemple, est très heureux quand il a saisi dans la rue un mot qu’il peut coller dans un livre. - Et moi très satisfait quand j’ai écrit une page sans assonances ni répétitions. (...) Enfin, je tâche de bien penser pour bien écrire. mais c’est bien écrire qui est mon but, je ne le cache pas. » J’ai dit peut-être un peu vite que Flaubert était mélancolique, mais c’est un fait que pour le mélancolique la beauté est un idéal auquel accéder, ou, pour le dire autrement, le seul et unique moyen d’accéder au monde qui manque et qui pourtant est là.

Je n’ai pas encore dit grand-chose des personnes à qui Flaubert écrivait. Il eut de nombreux correspondants - et correspondantes, parmi lesquels tout d’abord des amis de jeunesse. La personne à laquelle il était le plus attaché semble avoir été Alfred Le Poittevin, disparu jeune, en raison d’une maladie. Il lui écrit en 1845, alors qu’il a 23 ans et que son ami se plaint du mal qui l’emportera : « Tu m’affliges quand tu me parles de ta mort. Songe à ce que je deviendrais. - Âme errante, comme un oiseau sur la terre en déluge, je n’aurais pas le moindre rocher, pas un coin de terre, où reposer ma fatigue. » Pour cet abandonné en puissance, ce coin de terre sera en fait Croisset, ville normande où sa mère possède une maison familiale très précieuse aux yeux de l’écrivain, mais plus fondamentalement la littérature et la correspondance, moyen subtil de rendre l’autre présent alors qu’il n’est pas là. Les amis de jeunesse auront toujours une place de choix dans le cœur de l’écrivain, ceux qui peuvent témoigner de ce qu’il a vécu, ceux qui ont partagé. Ils disparaîtront petit à petit, ce qui ne manquera pas de plonger Flaubert dans le désespoir et le découragement. Il se vit comme le dernier, celui qui devra rester quand tous seront partis. D’autres compagnons de route feront leur apparition, les frères Goncourt, Théophile Gautier, Tourguéniev également, auquel Flaubert adresse des mots touchants. Il y a beaucoup d’affection dans les lettres de Flaubert, et pas seulement à l’adresse des femmes. Il fait preuve d’une véritable franchise, mâtinée parfois, souvent, de grivoiseries, de potacheries, d’obscénités. Flaubert ne fait pas dans la demi-teinte et le sous-entendu n’est pas toujours son arme favorite en matière de séduction.
Les femmes compteront beaucoup dans ses échanges, confidentes, collègues, amies de cœur, amantes. On a retenu, à juste titre, la correspondance avec Louise Colet, écrivaine de son état, à laquelle Flaubert écrira au milieu des années 1840 puis au début des années 50. Elle fut sa muse, il l’a beaucoup aimée et certaines des lettres qu’il lui a écrites sont vraiment belles. Il a beau dire que ce qu’il écrit ne dit rien de ce qu’il veut dire, la lettre du 4-5 août 1846 est vibrante de sincérité et de fragilité. L’ours mal léché qu’il devient progressivement se sent tout petit devant le sentiment amoureux et lorsqu’il évoque les larmes de Louise et celles de sa mère, on sent venir le thème vibrant des « arrachements » auxquels Flaubert est particulièrement sensible. Croisset fut la matrice de toutes ses œuvres, le seul lieu où il put travailler dans la mesure où il su en fermer la porte aux tentations et autres sollicitations du monde extérieur. Louise lui rendit bien quelques visites mais, l’heure de la rupture venue, c’est comme un animal blessé qu’il défendra son territoire. Alors qu’elle vient plusieurs fois le voir en son absence, il lui écrit sèchement, au nom du savoir-vivre qui ordonne sinon la dureté du moins la sincérité : « je n’y serai jamais ».
D’autres femmes compteront, d’autres âmes-sœurs, même si aucune ne sera aimée comme Louise Colet le fut. Au fond, c’est tout un monde que Flaubert convoque depuis son antre, un monde dont il a un besoin vital, lui qui cultive l’éloignement de la capitale et la solitude profonde. Autre thème qui le lie à Baudelaire et au romantisme : « Vous avez trouvé le moyen de rajeunir le romantisme » lui écrit-il, et ailleurs de se référer à la génération de 1830, la seule pour laquelle il ait eu de l’estime. Le romantisme de Flaubert est un romantisme particulier, un romantisme auquel on a coupé la tête et arraché le cœur. En effet, c’est en vertu de certaines ellipses ou d’une certaine force de rétention que Flaubert touche, par le silence ou l’absence qu’il montre ce que l’existence a d’exorbitant (« Le difficile c’est de savoir quoi ne pas dire », écrit-il dans un autre contexte). Ce qui ne doit pas s’opposer au fait qu’il composa pour l’essentiel des romans amples. C’est par l’amoncellement de détails ou le piétinement des faits qu’il fera voir tout un travail de sape ou de décomposition, ce qui mine non pas l’œuvre mais le destin des personnages, raison pour laquelle les promesses ne seront pas tenues et les illusions déçues. Que fait Flaubert ? De la littérature sans héros et sans monstre (à George Sand, fin décembre 1875). Le public n’aime pas ça, il lui fera comprendre. Ce n’est pas l’idée qu’il se fait d’une éducation sentimentale digne de ce nom.

Une personne ignorant ce que peut être une vie d’écrivain pourrait imaginer Flaubert heureux, comme Camus disait d’ailleurs qu’on devait imaginer Sisyphe. C’est un bourreau de travail et un fanatique de la solitude. Deux conditions plus que favorables à l’épanouissement de son talent. Seulement il est aussi misanthrope et la proie d’un ennui rapace. Il passe ainsi des états les plus hauts aux régions les plus basses. L’écriture lui fait parfois toucher à la transe, comme lorsqu’il écrit la scène de la « baisade » de Madame Bovary. Il confie à Louise Colet qu’il gueulait si fort que quand il écrivit « attaque de nerfs » il crut en avoir une. Flaubert peut écrire plus de dix heures d’affilée, après quoi il se délasse en rédigeant des lettres, souvent tard dans la nuit. La fatigue aidant, il passe alors de l’enthousiasme à l’abattement. D’où, dans ses missives, un recours assez systématique à l’humour, et ce avec maints destinataires. De la distance entre Flaubert et le monde, il y en a déjà beaucoup, mais il semblerait qu’il en faille encore plus.
Le comique de la correspondance s’exprime au travers de la trivialité, voire de l’obscénité, une sorte de sexisme très dix-neuvième. Il y a ensuite tous les sobriquets dont il s’affuble au fil des ans, qui varient selon les destinataires. A sa sœur il signe « Boun », à sa mère « Le caoudja Gve Flaubert » (période voyage en Orient), à Louise Collet « Tibi » ou « ton G ». A ses amis « Ton vieux », « Ton Quarafon », à George Sand « Votre vieux troubadour » puis « Cruchard », nettement plus péjoratif. La morosité qui gagne l’écrivain l’incite à jouer avec les mots et plus particulièrement avec sa signature. Il n’a jamais voulu que sa personne intéresse l’opinion publique mais dans le cadre de la correspondance il ne saurait éviter de parler de lui. D’où un côté bouffon qu’il cultive à dessein, une veine caricaturiste.
A Mademoiselle Leroyer de Chantepie, écrivaine qui lui voue une véritable admiration, il écrit après lui avoir fourni certaines informations sur Madame Bovary  : « Ajoutez ceci pour avoir mon portrait et ma biographie complète : que j’ai trente-cinq ans, je suis haut de cinq pieds huit pouces, j’ai des épaules de porte-faix et une irritabilité nerveuse de petite maîtresse. Je suis célibataire et solitaire. » A Jeanne de Tourbey à qui des années plus tard il écrit depuis Tunis : « Je n’ai eu aucune aventure, ni tragique, ni amoureuse. J’ai seulement tué un serpent à coups de fouet. Voilà tout. Quant aux bêtes féroces, je n’en ai pas aperçu la queue d’une. J’excepte plusieurs chacals qui se sont moqués de moi. » Il est vrai que la correspondance amoureuse invite au ludisme. Quand elle n’est pas l’expression d’une passion, elle est un délassement, l’écrivain non seulement n’est plus sommé de surveiller excessivement sa langue mais il peut se livrer à quelques cabrioles, comme le ferait un jeune chat jouant avec un morceau de ficelle ou bien avec sa propre queue. Quelle existence n’atteint pas au comique quand elle prétend au sublime (l’œuvre) ? A Tourguéniev : « Savez-vous que je me suis cassé la guibole cinq minutes après avoir lu la lettre où vous me recommandiez la marche !!! N’est-ce pas drôle ? » Flaubert aimait beaucoup Don Quichotte, il aurait apprécié Buster Keaton.

C’est un fait que l’humour est un moyen efficace de se concilier la distance, de la rendre plus aimable. On ne doit donc pas s’étonner qu’il fût cultivé par notre Excessif, en raison même de la gravité qui lesta sa vie. Comme l’air circule vite et bien dans les phrases de Flaubert, travaillées ou non, la spontanéité de la correspondance abritant bien des merveilles. Et combien démesuré peut apparaître le champ des possibles lorsqu’il est appréhendé depuis l’exiguïté d’une chambre. Quant à la réalité de tous les jours, à l’histoire, à la politique, si l’on fait exception de l’épisode guerrier de 1870 où Flaubert fit preuve d’un enthousiasme militaire plutôt inattendu - réponse à l’abattement profond dans lequel le plongea l’attaque prussienne - l’écrivain l’accueille le plus souvent avec sarcasmes, désillusions voire colère. Mais là encore, une certaine théâtralité prévaut. Ce que l’œuvre bannit - l’opinion personnelle - la correspondance, plus triviale, en fait son miel. Elle recycle tout, le bon, le mauvais, l’aimable, le haïssable, rendant par là la vie possible en s’autorisant à tout dire, qui plus est de manière cavalière, liberté autre, envers de l’œuvre romanesque. Ce n’est pas que la littérature n’offre pas d’espace propice à l’expression de la liberté, c’est qu’en matière d’art la liberté ne se conquiert qu’au prix de nombreux renoncements, qu’en se pliant rigoureusement à de multiples contraintes - a fortiori selon Flaubert. Il y aurait donc une sorte d’économie littéraire entre romans et lettres, le style s’inventant au fil des œuvres en fonction de la poétique singulière que chacune d’elles réclame, là où la personne qui se nomme Gustave Flaubert se métamorphose aussi au fil de la correspondance. Savant mélange où le patron des lettres côtoie l’amant maladroit, où le poète boitillant fréquente l’ami indéfectible. Ce génie se prenait pour une cruche, doutant beaucoup, se touvant imbécile ; toujours rétif à conclure, en cassant prématurément sa pipe, Quarafon laisse dans l’air un singulier parfum d’inachèvement.

Pascal Gibourg

22 août 2020
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