Pascal Gibourg | D’après le Rilke de Jaccottet
Qu’en était-il de l’actualité de Rilke en 1970, lorsque Jaccottet publia la monographie qu’il lui a consacrée, sobrement dénommée Rilke [1] ? Sans doute l’attraction qu’il avait exercée avait-elle un peu faibli, si l’on en juge par la nature des productions poétiques de l’époque, plus formelles et économes, méfiantes à l’égard du lyrisme. Bien que ce soit la décénnie où les Editions du Seuil publient ses œuvres complètes. C’est qu’on s’est peut-être avisé que le lyrisme, ce qui chante dans le poème, pouvait être autre chose qu’une expression personnelle, et désigner plutôt un combat de forces élémentaires traversant aussi bien le monde dit extérieur que le vivant ; un espace où des puissances entrent en lutte, s’harmonisent peut-être, mais fondamentalement s’affrontent – quand bien même un accord viendrait-il conclure le poème, point d’orgue à durée variable.
Il y aurait bien des choses à dire sur les rapports entre le poète Jaccottet et le poète Rilke, l’affinité et l’empathie, la subtilité et la précision, la pudeur aussi, de la lecture du second pratiquée par le premier étant telles qu’elles ne peuvent qu’avoir laissé des traces dans l’écriture de l’auteur de Paysages avec figures absentes. Mais mon propos est autre, il consistera à évoquer ce grand poète de langue allemande dont notre époque s’est apparemment détournée, pensant peut-être avoir hérité de l’essentiel et l’avoir dépassé, comme s’il pouvait y avoir une poésie du passé plutôt qu’un effort continuel consistant à actualiser ce qui a toujours été au cœur de l’expérience humaine, l’union des contraires ou leur entretien infini. Jaccottet le dit autrement, n’oubliant pas qu’il commente un des auteurs ayant donner aux élégies leurs lettres les plus déchirantes et sans doute aussi les plus nobles. Il écrit : « La poésie finalement est la possibilité d’insérer la plainte dans une totalité qui la résorbe », condensant par cette formule frappante l’essentiel de l’effort rilkéen ainsi que sa récompense. Récompense ? Ne nous trompons pas, il n’y a pas de bénéfice existentiel de la poésie, elle est à elle-même sa récompense, à elle-même sa nourriture, même si Rilke semble n’avoir rien mangé durant les cinq jours que dura sa transe élégiaque de février 1922.
Un des intérêts majeurs du texte de Jaccottet vient non seulement de ce que son auteur fait preuve d’une excellente connaissance de l’œuvre qu’il met en perspective, qu’il est germanophone et traducteur, mais encore qu’il éclaire régulièrement ses commentaires de références à la correspondance de Rilke, des dizaines voire des centaines de lettres dans lesquelles il expose avec pénétration ce qui fait l’objet de sa quête, et que seule la poésie lui permet d’appréhender. Le point de départ de sa recherche se trouvant dans l’existence elle-même, et plus précisément dans une conscience aigüe de la solitude et du déchirement, la relation épistolaire semble tout indiquée pour en sonder la nature. On dira que c’est précisément là que loge le lyrisme, mais d’où un poète pourrait-il partir si ce n’est de ce qu’il ressent et qui lui échappe : profusion du monde mais aussi présence d’autrui, tourments intérieurs, l’intériorité s’ouvrant pour devenir le lieu de rencontre du dehors et du dedans, si bien qu’on devrait peut-être la nommer autrement : surface, cloison, peau ou encore voix, toute chose regardant de deux côtés à la fois, langage, poème, non pas issu du dedans mais né au point d’intersection de ce qui fulgure de toute part, quitte à s’emparer momentanément de la main qui écrit.
Les choses
Rilke fut ce qu’on appelle traditionnellement un poète inspiré, mais à quel prix ! Jaccottet relate bien combien le travail fut long et acharné avant qu’il ne porte vraiment ses fruits [2]. La rencontre en France avec Rodin au tout début du XXème siècle fut importante, puisque c’est suite à une remarque de l’artiste qu’il admirait que le poète prit conscience combien il manquait cruellement de méthode et qu’il ne pourrait atteindre son but qu’avec du métier. A la différence de Rimbaud, Rilke n’avait pas horreur de tous les métiers, ni en particulier horreur du métier de poète. Il était décidé à changer sa manière de travailler, même si, comme le remarque Jaccottet, la comparaison avec le sculpteur a ses limites. En effet, « où est l’outil, le marteau de son art à lui ? » écrit le critique. Quel est le modèle à suivre, à imiter ? Peut-on écrire sur une corbeille de fruits ou un paysage montagnard à l’instar d’un peintre, peut-on faire de la femme aimée sinon la matière d’une œuvre du moins une forme à reproduire ? La question de l’imitation est une fausse piste, Rilke le sait qui plutôt que de reproduire ambitionne de se mettre à l’écoute du « désir d’être qui dans la nature monte à partir de toutes choses ». Matérialisme, sensualisme, et peut-être même un certain objectivisme figurent parmi les orientations du poète qui n’a pas encore atteint sa trentième année. Rilke écrira de Nouveaux poèmes, qui paraîtront en 1907 et 1909, livre de travail selon ses termes, loin de l’exaltation du Livre d’heures qui le fit connaître. Parmi les motifs de ce recueil, Jaccottet cite : « une panthère, des gazelles, un hortensia, un luth ; (…) des scènes (les unes tirées de la réalité parisienne comme dans Malte ou chez Baudelaire, les autres imaginées en puisant dans l’Ancien Testament, l’Antiquité et les légendes du Moyen-Âge) ». On pourrait ajouter la peinture, celle de Cézanne qui le marquera tout particulièrement, mais aussi la peinture italienne des maîtres anciens qui sera à l’origine des Notes sur la mélodies des choses, texte plus ancien où la question du commun le préoccupe, du collectif, ainsi que celle du théâtre, de la mise en scène des choses, des êtres et des mots. De ceci ressort que Rilke a un formidable appétit des choses, sans doute proportionnel aux vertiges de l’angoisse qu’il ressent face à la vacuité de tout. Combien la contradiction est forte chez lui, il faudra attendre l’éclosion des Élégies pour en prendre toute la mesure. Mais une chose est sûre, l’isoler dans l’abstraction ou la rêverie serait le mécomprendre absolument, tout de même que d’en faire le peintre d’une nature réconciliée. L’apaisement ne sera pas pour tout de suite, et s’il paraîtra, ce sera après une folle dépense d’énergie - pas si loin de la Grande guerre qu’on a pu le croire. Le combat spirituel n’est-il pas aussi brutal que la bataille d’hommes, comme le disait un poète français au moment de la Commune ?
Le divin, les anges
Le divin a la peau dure, on ne s’en débarrasse pas comme ça. Le divin est-il le religieux ? Que serait un divin qui ne serait pas religieux ? Ou bien, pour prendre la question autrement, y a-t-il un religieux sans église ? Ce à quoi je m’empresserai de dire oui, sans quoi je craindrais de rendre illisibles bien des poètes, à commencer peut-être par Hölderlin et Rilke, les deux grands poètes de l’Ouvert que l’on n’a pas fini ni de lire ni de commenter [3].
C’est un fait qu’un poète n’est pas un théologien et que la présence de Dieu ou des dieux dans un poème n’a pas le même sens que dans une doctrine. D’ailleurs, ne doit-on pas penser que chaque poème mentionnant Dieu ou le divin demande à son lecteur ou sa lectrice de questionner le sens de ces mots lourdement chargés de sens et de tradition en fonction du contexte précis où ils apparaissent ? Là encore, nous gagnons à mettre en perspective une œuvre telle que celle de Rilke, ce que ne manque pas de faire Jaccottet, avec une justesse qui réclame d’être rappelée. Il y a chez le jeune Rilke une idéalisation de la figure de la sainteté qui évoluera au profit de celle des anges, ceux-ci se révélant plus présents et surtout d’une présence plus efficiente que celle des saints, trop distante de l’homme ordinaire pour être vraiment agissante. A un pasteur le questionnant sur sa position religieuse, le Rilke de la maturité répondit que ce sont ces poèmes qui parlent pour lui, et que de leur point de vue le thème du religieux apparaitra toujours comme « métamorphosé et remodelé », et cela peut-être à chaque fois. Pas de quoi se rassurer, point de certitude, même si au cœur de la tourmente c’est une forme de sécurité qui est recherchée, de sérénité. Sans doute le divin représente-t-il au yeux de Rilke une composante vitale de la présence au monde, mais comme nous venons de le voir, c’est du point de vue de l’expérience poétique que sa manifestation trouvera tout son sens. En d’autres termes, il ne suffit pas au poète d’être présent au monde pour pouvoir parler d’une présence du divin, il faut encore que le monde se communique à lui ou en lui, que les forces dont il se compose entrent en interaction avec celles qui circulent dans son être de corps et d’esprit, et ce par le biais de la langue, par le moyen du poème. Ce qui chez Rilke s’éprouvera quasi simultanément comme un manque et un comble, une exaspération de l’ambivalence, dût-elle connaître une issue heureuse.
Dans la langue de Rilke, comme dans celle d’Hölderlin, il ne saurait être question de parler de plénitude sans convoquer le divin, mais au vu de ce dont il s’agit, à savoir d’une prise de congé de l’au-delà, on peut se demander si ce vocabulaire n’est pas lourd de malentendus. La question ne semble pas être celle de croire mais celle de vivre ou d’expérimenter. La béatitude visée ne réclamerait pas la présence de Dieu – forcément déçue – mais au contraire exigerait son congé, comme si, ainsi que dans la tradition juive, le monde ne pouvait être pleinement présent à lui-même que sous la condition que le divin s’en retire. Retrait non plus éprouvé comme défaut mais comme complétude : tapis ineffable, tapis apaisé que déroulerait le poème, selon le plan qu’il a dressé.
Les amants
La figure des amants est pour Rilke quelque chose d’analogue à une constellation, et le rêve d’une relation harmonieuse comme le reflet microcosmique d’une perfection universelle. Il n’aura échappé à aucun de ses lecteurs ou lectrices que Rilke est marqué par une profonde et ancienne solitude, laquelle détermine tout ou presque de ses rapports aux êtres et aux choses. Au sein du poème, sa voix s’anonymise et quand bien même un je persisterait, il incombe de voir en lui le réceptable de toute subjectivité, ou, pour le dire avec les mots de Jaccottet, « le théâtre de tout cœur humain, dont l’unique décor, quelque scène qui s’y joue, est, on ne le sait que trop, l’adieu ». C’est donc sur ce fond d’abandon que se joue, entre autres, le drame des Élégies, et si réconciliation il doit y avoir, c’est d’abord entre les amants que la vie ordinaire éloigne. L’ouverture au dehors inaugure un dialogue avec les contraires, avec l’homme et la femme donc, mais aussi avec la vie et la mort, celle-ci se devant d’être surmontée afin que l’union soit véritable. Il y a très clairement une dimension symbolique propre à la poésie de Rilke, mais pas plus qu’il y a une dimension symbolique inhérente à l’existence, quand bien même on l’ignorerait le plus souvent, hormis quand les mots deviennent constitutifs de "l’espace angélique" (expression de Jaccottet) où tout doit se jouer ou rejouer, quand il y a écriture ou création, moment où la conscience se fait plus aigüe, quitte à toucher à une zone d’inconnaissance, mais par excès cette fois, par dépassement des limites et non plus en raison d’un engourdissement des sens.
Mort symbolique donc, mais aussi mort réelle, les deux étant intriquées. Cette face de la vie détournée de nous qu’est la mort, Rilke se tournera résolument vers elle dans sa correspondance avec une amie de Munich alors qu’elle vient de perdre sa fille âgée de 19 ans. Il lira ce qu’en tant que mère cette amie aura écrit sur son enfant sur le point de quitter le monde. Rilke admire alors la vigueur de cette jeune femme confrontée à l’inéluctable, « ce oui à la vie, cette adhésion émue, active jusqu’au dernier moment », dans laquelle il reconnaît cette « unité du ciel et de la terre » qu’il recherche. C’est que, comme le remarque Jaccottet, « la rencontre de la mort et de la vierge le fascinait de façon bien plus profonde » que le retour plus ou moins fantasmé « d’un dieu phallique qui eût triomphé de la mort à la manière étrusque » et qu’il a pu évoquer antérieurement.
Dans ce monde où les êtres sont tout autant traversés par des forces contraires que par des symboles, des flux et donc aussi des puissances sexuelles, Rilke n’avait pas manqué de déplorer le sort funeste réservé à la sexualité par le christianisme. Il fustige la culpabilité entretenue autour d’elle, la frustration et même la violence qu’elle engendre, non seulement à l’échelle individuelle mais collective (guerre). A l’inverse, même si les Élégies donnent dans l’ensemble une image peu reluisante de l’enfance, celle-ci étant pour ainsi dire d’emblée coupée du monde à l’instar de l’âge l’adulte, il lui est arrivé de se référer à cette période de la vie pour évoquer une forme de bonheur insaisissable. Au rebours des préjugés de l’époque que la psychanalyse malmène, Rilke est tout à fait conscient de ce que cette période de la vie n’est pas ignorante du sexe. Il voit même dans l’enfance une sorte de pansexualité qui engloberait tout le corps, comme au moment de l’étreinte, alors que la sexualité adulte, essentiellement génitale, serait limitée. Il écrit cette phrase saisissante que cite Jaccottet : « Pour définir la situation singulière de notre sexualité, on pourrait donc dire : autrefois nous étions partout enfant, maintenant nous ne le sommes plus qu’en un endroit. » Comme si le bonheur était quelque chose à retrouver plutôt qu’à conquérir.
Si l’on tombe d’accord pour dire que le monde expérimenté par Rilke au travers de sa poésie ne tourne pas le dos à la sensualité, voire à la sexualité, il convient toutefois de remarquer qu’au modèle présidant à la reproduction de l’espèce et auquel correspond le plus souvent une organisation sociale de type patriarcal, l’auteur des Élégies semble préférer une version sororale ou fraternelle du lien, pouvant faire songer à celle promue par Melville dans Pierre ou les ambiguïtés. Soit l’image d’un Rilke remettant en cause l’image du père et sa logique imitative et contraignante, prenant de fait ses distances à l’égard du christianisme, et peut-être se rapprochant d’une vision égalitaire et démocratique contrastant nettement avec celle de l’aristocrate qu’il a cru ou fait semblant de croire un temps qu’il était. S’en était-il avisé ? Suffisamment pour dénoncer en 1915 « cette abomination sans mélange » qui eut pour effet de tarir sa veine poétique pendant un long moment. Avons-nous failli, écrit-il en substance dans une lettre destinée à un ami au front, et que vaudrait un art qui ne susciterait pas « des occasions de transmutation » ? La question des effets de l’art ou de la poésie demeure ouverte, tout comme la rage des combats douloureusement actuelle.