François Durif | Jour de l’An
Tu m’excuseras, mais cette année, j’ai pas le calendrier dans la tête. Quant au convoi familial, j’étais pas mécontente de sauter un tour. Que tu le comprennes ou pas, ça m’est bien égal. Chiale pas, c’est moi qui suis à l’hôpital, pas toi.
Du « convoi familial », cette année, je ressors rincé-essoré, comme si le monde était une machine à laver et qu’en famille on n’en finissait pas de laver le linge sale. Sœur aînée à l’hôpital, l’édifice intérieur s’écroule. Elle a décidé de torpiller la famille. C’est fait. Chacun en a pris pour son grade. Petit frère pleurnicheur, on ne m’y reprendra plus.
Dans ma tête, tout cartonné, le calendrier, je l’ai ingéré. Aujourd’hui, je suis Jour de l’An, un jour tout blanc. Autrement dit, nous sommes le mercredi 1er janvier 2020, et cela n’aura lieu qu’une fois, pas deux. Il ne tient qu’à moi de laisser croître le blanc ou de noircir le portrait. Tenté d’aller vers la noirceur, je ne vous le cache pas. Ah, le mouron d’être artiste !
Vous, les artistes ! Vous êtes des artistes quand vous créez. Mais dès que vous arrêtez, vous n’êtes plus des artistes. Autrement dit, c’est dans vos moments de jachère que vous faites chier le monde avec vos tourments. C’est pour cela qu’à chaque fois que l’on s’éloigne de son établi, le doute s’insinue, on laisse prise aux forces contraires, on reporte le moment de s’y remettre, on a alors le sentiment de reprendre tout du début, tout ça n’a plus vraiment de sens. Vous êtes des artistes quand vous créez. Mais dès que vous arrêtez, vous n’êtes plus des artistes. Ces mots que Marianne Filliou a adressés un jour à son homme en crise, ils ont fait mouche dans la tête de Robert, et c’est ainsi que lui est venu le truc de la création permanente pour ne pas tomber dans les mêmes ornières et pouvoir ainsi élargir le champ de ses investigations.
Chaque fois que je me laisse mordre par le cafard, je reviens au bel ouvrage que Pierre Tilman lui a consacré – Robert Filliou, nationalité poète – parce qu’il nous restitue nombre de ses pensées, phrases que Marianne, « compagne d’âme », lui a généreusement confiées.
Je ne m’intéresse pas uniquement à l’art, je m’intéresse à la société dont l’art n’est qu’un aspect. Je m’intéresse au monde en tant que tout, un tout dont la société n’est qu’une partie. Je m’intéresse à l’univers dont le monde n’est qu’un fragment. Je m’intéresse en premier lieu à la création permanente dont l’univers n’est qu’un produit.
Ainsi, il est des phrases, lues ou entendues, qui nous réveillent, nous incitent à reprendre contact avec nos propres forces, nous soutiennent dans la tâche à accomplir chaque jour. Et le Jour de l’An, nous ne sommes pas blancs, nous n’adhérons pas plus à l’image de la page blanche qu’à celle de l’ouvrage à l’arrêt. On ne peut pas vivre chaque jour comme si c’était le dernier, le premier. C’est pas vrai. Nul besoin de formuler des vœux en ce Jour de l’An – des vœux comme autant de nœuds. Vanité toujours déjà là, à portée du regard.
Rêve du matin du Jour de l’An : un policier de la BAC débarque dans le hall d’entrée du Générateur, avec un nom griffonné sur un bout de papier qu’il tend devant lui. Il cherche un dénommé Duris. Comme je suis le premier à qui il s’adresse, je lui réponds : C’est moi, mon nom est Durif. Et dans ma tête, je sais déjà pourquoi il vient me cueillir ici, à cet instant. Depuis le début de ma résidence, j’ai déjà commis plusieurs opérations funéraires alors que je ne suis plus habilité à les conduire. Doit-on me rappeler que cela fait douze ans que j’ai quitté L’Autre Rive, que je ne suis plus apte à exercer ce métier ? Et ce n’est pas parce que j’ai entrepris de revenir par écrit sur ces années pompes funèbres que je peux tout me permettre, en mettant en scène des vraies-fausses obsèques. Dans les semaines écoulées, j’ai déjà mis en bière deux jeunes femmes, dont la dernière, la veille au soir, dans un cercueil en carton rempli d’eau : j’ai eu beau la prévenir que la présence de l’eau dans son cercueil allait compromettre le travail de décomposition de son corps, elle n’a pas voulu me croire, n’a pas pris le temps d’écoper ; à sa demande, j’ai refermé le couvercle, l’ai vissé. C’est quand même la confusion dans ma tête : comment ai-je pu jouer le jeu jusqu’au bout, rejouer la scène de la fermeture du cercueil, alors qu’à l’intérieur, cette jeune femme me regardait, avait les yeux bien ouverts ? Si c’est un gars de la BAC qui a été dépêché, c’est que les actes qui me sont reprochés sont bel et bien des crimes, et je les aurais commis sans rire, sans larmes. C’est à croire que je suis devenu un fou furieux, il est temps de m’enfermer. À mon tour de sentir le couvercle qui se referme au-dessus de moi, alors que j’ai les yeux grands ouverts.
Quand je dors, je peux entrer dehors. C’est quand je dors que je peux entrer dehors. C’est quand je ne dors pas que je suis enfermé dedans. Déjà enfant, déjà dedans, je suis mort, je ne joue pas. Déjà enfant, je me pose la question : sur un champ de bataille, alors que tout est perdu, tous mes compagnons morts autour de moi, est-ce que je fais semblant d’être mort, m’allonge à côté d’eux, ferme les yeux, ne respire plus, au moment où l’ennemi arpente le terrain conquis ? Est-ce que, pour sauver ma peau, je serais capable de faire le mort ? En situation de guerre, est-ce que je serais lâche ? Est-ce que je serais courageux ? Ce sont ces questions d’enfant qui me reviennent en ce Jour de l’An.
De toute façon, la vie, c’est des répétitions, jusqu’à la mort. Au point où j’en suis, mes jours, je n’hésite pas à vous les donner. Pas foutu de me tenir à l’exigence de la création permanente. À partir de ce jour, me tenir à l’antienne : Pas un jour sans tracer une ligne. Quant à la main qui tient encore à ce qu’elle lâche, elle ne fait pas semblant de trembler.