François Durif | Temps d’écran
« Votre temps d’écran a augmenté de 119 % la semaine dernière, pour une moyenne de 2 heures et 45 minutes », m’a appris mon smartphone ce lundi. Me voilà averti, me voilà assujetti. Sans compter le temps englouti devant l’écran de l’ordi. Plus de huit heures par jour, je parie. Donc, les heures de vigilance d’une journée sont bel et bien captées par les écrans –petit et grand –, comme si j’en doutais encore. Entre le monde et moi, une vitre mince.
Ainsi le monde s’est-il rétréci à ce rectangle aux angles arrondis qui tient dans une main. Et je devrais m’en contenter et dire merci. Voilà où j’en suis. Je ne suis plus que petits pas, cliquetis, clapotis, et mauvais plis.
Afin d’allumer une autre zone du cerveau, je voudrais changer quelques-unes des habitudes prises depuis le début du confinement. À un moment donné, si on baisse la garde, on ne sait plus très bien où on habite, ce qu’on fabrique, quel jour on est.
Lundi 13 avril – La fin du confinement n’est pas pour demain
Un ami, ce midi, m’incite à faire quelque chose avec mes mains. Je l’écoute et commence petit, avec des confettis « fait main » que je plie ou sur lesquels j’exerce une légère torsion. Peu à peu se constitue un bataillon de mouches en papier. Cela me rend de l’énergie.
Mardi 14 avril – Si vous gagnez votre pain le matin pour le manger le soir
Avant de produire une nouvelle salve de mouches, je m’échauffe en organisant autrement celles apparues la veille sur le plan de travail. Puis, j’entreprends de découper des confettis dans la reproduction d’un tableau du Greco, extraite d’une double page du journal Libération datée des samedi 10 et dimanche 11 avril 2010. Le papier journal n’offrant pas la même résistance, les formes qui apparaissent sont moins nettes que celles produites hier midi. Je m’en contente cependant, les photographie, les publie le soir même sur Instagram.
Mercredi 15 avril – Qu’est-ce qu’on fait de notre corps pendant quatre semaines ?
Ce matin, je rejoins ma table de travail avec entrain, me saisis d’une enveloppe du Trésor Public pour y découper les confettis du jour. Ou comment, d’un truc mort, faire un truc vivant. Une ribambelle de formes ailées, grises et blanches, ne tarde pas à apparaître sur le tarmac, je les photographie avant de les balayer d’un revers de la main. Je renouvelle l’opération l’après-midi avec une page jaunie du Parti pris des choses – livre que j’ai tellement manié que toutes les pages s’en sont détachées. Avant la découpe des ronds, je recopie ce fragment : « Qu’il faut à chaque instant se secouer de la suie des paroles et que le silence est aussi dangereux dans cet ordre de valeurs possible. » Cette fois-ci, c’est comme une danse de derviches que je tente de contenir dans mon cadre, chaque figure étant tenue à distance de sa voisine, comme dans la vie que j’imagine au-dehors.
Jeudi 16 avril. – L’idée éclôt en sortant d’une enveloppe qui se casse.
À défaut d’une éclosion de paroles dans l’espace public, les voix nous parviennent autrement, il revient à chacun de choisir sa fréquence et d’éteindre le zinzin au bon moment. Aussi s’agit-il de faire entrer du silence dans l’espace du dedans, en sachant que la liberté est au-dehors et nous attend. Prière de tenir la main courante. C’est un sachet de papier kraft qui se présente à moi aujourd’hui, j’y trace chaque rond en pointillé, et découpe à côté. Ce papier-ci est plus facile à modeler, il garde la mémoire de la forme imprimée par le pouce et l’index. Je m’éloigne du champ de bataille, décide d’en bousculer l’ordre – telle une myriade d’insectes.
Vendredi 17 avril. – Quand je me lève, je pense en silence
Christophe est mort hier soir, je l’apprends ce matin, revois un extrait du dernier film de Bruno Dumont – Jeanne – dans lequel il apparaît encapuchonné : s’élève sa voix, dansent les mots de Charles Péguy qu’il a mis en musique. Sa mélopée résonne dans ma tête tout le jour, je me souviens qu’il aimait aussi s’adonner à ce qu’il appelait ses « découpages ». Ce jour, c’est dans un cahier d’écolier que je vais puiser ma matière : une collection de timbres-poste qu’un vieux copain de mon père lui avait confiée pour me la transmettre quand j’étais gamin. Avec frénésie, je me saisis des timbres décollés et leur fais subir la légère torsion entre mes doigts. Photographiée en surplomb, cette nouvelle collection devient « planche de papillons ». Je poursuis l’après-midi en découpant des confettis dans d’autres timbres colorés que je soumets au même traitement.
Samedi 18 avril. – C’est ainsi que tous les jours il rend moins utile et plus rare l’emploi du libre arbitre. L’insomnie me nargue, il faut que je fasse gaffe. Des fragments de phrases qui tournoient dans la tête au moment du réveil, il ne reste rien. C’est avec les miettes des timbres découpés la veille que je démarre ma journée, avec l’intention de fabriquer des insectes. C’est plus laborieux. Je ne suis pas à l’abri d’une forme de préciosité. Tout peut se perdre d’un instant à l’autre. Smartphone en main, je saisis des moments de la bataille du jour. Sur l’ultime prise de vue, un papillon donne l’illusion de s’envoler. Ils sont jolis, ils sont jolis mes papillons, ils vous diront, ils vous diront que je suis leur ami, que je suis leur ami, leur ami…
Dimanche 19 avril – Mon ancien mot « une feuille qui tombe remue le monde ».
Pour m’échauffer, je lis lentement quelques pages des carnets de Joseph Joubert, en recopie des fragments dans mon cahier. Au ralenti tout le jour, je ne me remets au travail qu’en fin d’après-midi, après avoir fait table nette. Je choisis un billet de cinq euros à demi déchiré, décide de le réduire en confettis. Je documente chaque étape de l’opération minutieuse. Ça n’est pas indifférent de détruire un billet de banque. Le papier, légèrement irisé, est un peu mou, ça produit d’autres formes que celles déjà vues. Ici, le processus est peut-être plus intéressant que le résultat. Fin des travaux manuels.
Le fait d’avoir manié ce billet de banque m’incite à relire les pages que Filliou consacre à l’économie poétique dans son ouvrage Teaching and Learning as Performing Arts. Au bas de la page 24, on peut lire : J’imagine que l’art du futur sera : toujours en mouvement, jamais arrivé, l’art d’être perdu sans se perdre. Les pistes de réflexion qu’il ouvre résonnent encore avec la réalité de l’artiste aujourd’hui, les questions qui le taraudent quant aux maigres revenus qu’il tire de ses activités artistiques. Ce n’est pas l’art qui est difficile, c’est d’en vivre. Ce n’est pas le moment de douter de l’utilité sociale de ce que nous faisons, mais bon. En revanche, c’est l’occasion de se déplacer quant à sa pratique, en inventant de nouveaux modes de production, de nouvelles conditions de visibilité. L’art se fait là où tu habites, mais pas seulement. Ainsi Filliou définissait-il l’art comme une forme de chimie personnelle élaborée au moyen de l’organisation des loisirs , est-ce toujours valable aujourd’hui ? comment ramifier celle-ci ?