François Durif | Tête penchée
Obséquieux ? Non. Ce n’est pas parce que j’ai été amené à organiser des obsèques que j’en suis pour autant devenu obséquieux, c’est pas contagieux, ce n’est pas l’habit qui fait le moine, ce n’est pas le métier qui inocule les défauts de ses qualités à celui qui l’exerce. C’est plutôt le moment de secouer ce tas de vieux clichés associés à ce métier de croquemort, parce que les gars qui endossent cet habit ne sont pas forcément les fantoches dont on entrevoit la silhouette et retient les mots malencontreux dans de nombreux récits d’obsèques. Les récits croustillants d’obsèques foirées ne manquent pas. S’il est un métier à gaffes, c’est bien celui-là : quand on répond de l’organisation d’un convoi, on n’est pas à l’abri des bévues, des incidents les plus divers. En amont, par fax ou par de rapides coups de fil, on fait appel à des personnes dont on ne connaît que la voix, des gens qui ne se connaissent pas entre eux, agissent isolément. Si chacun, à sa place, fait bien ce qu’il a à faire, le convoi se déroule sans encombre, mais si un seul de ces acteurs de l’ombre se plante ou s’absente, eh bien, ça fout le convoi en l’air. Vous voulez des exemples ?
Si le gars de la chambre mortuaire, au moment où je lui demande les mesures du corps qui vont déterminer celles du cercueil, a la flemme ce jour-là de prendre lui-même les mesures du défunt et me balance un chiffre au pif, un 175 alors que le défunt fait plus de 185 (centimètres), eh bien, au moment de la mise en bière et de la fermeture du cercueil, il faut plier les genoux du monsieur et dégonfler le coussin sous sa tête pour pouvoir visser le couvercle. Mieux vaut alors ne pas faire cette opération scabreuse en présence des proches. Maintenant, vous voyez ce que je veux dire, vous en voulez encore ? OK, autre exemple : si l’officier de police que j’ai convié à la chambre mortuaire de l’hôpital Cochin à 9h30 n’est pas là à l’heure dite, arrive avec un quart d’heure de retard, voire plus, eh bien, là aussi, ça fout mon convoi en l’air, car s’il n’a pas apposé ses scellés sur les deux vis du cercueil, en tête et au pied, je ne peux pas demander aux porteurs de le fermer en amont. Les scellés sont obligatoires si l’on achemine le défunt vers une autre commune, un pays étranger, ou si l’on se dirige vers une crémation. Le policier est là pour vérifier l’identité du défunt et, une fois le couvercle du cercueil mis en place et vissé par les porteurs, il s’approche à son tour de celui-ci, fait fondre de la cire rouge sur la vis-police au pied du cercueil, puis appose son tampon, et renouvelle le même geste sur la vis en tête du cercueil, mais si cet agent est convié à faire la même opération à la même heure dans le même secteur, il est bien obligé de commencer par le lieu qui lui chante, il ne va forcément commencer par la convocation à Cochin, il peut décider de se rendre tout d’abord à la maison de retraite à proximité du commissariat et poursuivre ensuite sa tournée, il se moque bien de savoir que je suis au taquet à côté de mon cercueil, en train de regarder ma montre toutes les cinq minutes, tout en rassurant la famille, donc, si la fermeture du cercueil a lieu avec vingt, vingt-cinq minutes de retard, plus la traversée de Paris avec les embouteillages, l’horaire réservé au crématorium ne peut pas être décalé, la cérémonie va devoir être écourtée, les gens attendent, s’inquiètent, sont furibonds contre le maître de cérémonie, ce pauvre type incompétent et obséquieux, eh bien, même dans ces circonstances, très inconfortables quand on endosse cette responsabilité, je n’ai jamais adopté, je crois, ce ton obséquieux, pour maquiller mon désarroi et la panique qui étreint tout l’être, vous refroidit des pieds à la tête, vous fige dans tous vos gestes, vous avez le mauvais rôle, c’est tout, vous êtes l’épouvantail, et si vous êtes un anxieux-bileux comme moi, eh bien, vous prenez sur vous, vous dérouillez, vous continuez de parler aux membres de la famille comme s’ils pouvaient comprendre les contraintes avec lesquelles vous devez composer, c’est pour cela qu’en amont des obsèques, je les prévenais : Parfois, le gars de la police arrive en retard, et dans ce cas-là, ça nous met dans l’embarras, en général, ils le comprenaient fort bien, et me tapaient du coude si ce dernier arrivait à peu près à l’heure : On a de la chance qu’il ait commencé par nous, pas vrai ?
Aucune raison d’être obséquieux, vraiment, et toutes les raisons d’être humble et de faire bien ce que j’avais à faire, à ma place, parce que moi-même, j’étais pas à l’abri d’un faux-pas, d’une parole déplacée, d’une erreur d’aiguillage, d’une attitude contrite ou trop décontractée, d’un geste mécanique, d’un débit de parole accéléré, d’un regard absent, d’un vide croissant, d’un froid dans le dos, d’un lapsus, d’une intense trouille, d’un blanc au moment de prononcer les prénoms des enfants du défunt, oui, le plus difficile dans ce métier, c’est d’accepter les jours où l’on est soi-même mauvais, à côté, en deçà de l’attente de la famille qui nous a accordé sa confiance. Des obsèques ratées, j’en ai vécues quelques-unes, je les ai senties passer, il me fallait plusieurs jours pour m’en remettre. De cette réalité, je ne pouvais m’arranger, me jugeais médiocre, et le lendemain, je devais retourner au front, faire ce que j’avais à faire sur mon barreau d’échelle, ne pas faire l’intéressant, ne pas faire le malin. Ce sont tous ces moments qui, mis bout à bout, vous sculptent de l’intérieur, modifient votre façon d’être là. Dans le même mouvement, vous encaissez votre propre fragilité avec celle de tous les êtres que vous côtoyez dans les corridors des os longs et des articulations. Vous n’êtes qu’un corps qui sue, une voix qui tremble, deux pieds qui trottent, un regard baissé, une tête penchée.