Frédéric Faure | Une vache andalouse
Mario Palmieri
Tu descendras à L’Aigle avec de l’encre rouge pour le constat. Croiseras un chien famélique et avanceras d’un bon pas vers les collines percheronnes. Le climat d’ici est dit océanique dégradé ou altéré, autant dire qu’il pleuvra. Tu n’arrêteras pas ton allure dans les plaines détrempées, ni ton regard sur les manoirs ou le corps surnageant d’un noyé.
La mer virant au gris à l’approche de la mort, un seul rayon de soleil couperait tes racines, si tu en avais encore. L’envoyé n’a pas d’états d’âme, rien qu’un registre qu’il sort et sur lequel il inscrit : « Les blessures sont flagrantes. » Pour une coupe en règle, il faut une déclaration. L’administration, plus zélée qu’à l’accoutumée, n’aura pas tardé à autoriser la dévastation. La pluie redouble sur le petit bois mis à bas.
Tu entendras le cri muet du massacre. De larges troncs à terre, éventrés, enchevêtrés. Par endroits, l’écorce saigne. Tout élan vers le ciel s’est brisé. Les branchages écrasés par l’abattage s’enfoncent dans la terre argileuse. Le poids de la chute des arbres signe leur absence, et leur rentabilité une fois débités.
Qu’elle semble bien lointaine l’époque où un banquier pouvait déclarer sérieusement que les affaires ne sont pas un idéal ! Aujourd’hui, l’esthète philanthrope à la Albert Kahn collectionnerait en réduction les catastrophes naturelles et son jardin rivaliserait avec Le Triomphe de la Mort de Brueghel l’Ancien.
Au loin luisent des incendies et, à travers les fumées, se détachent les roues des pendus. Une horde de squelettes s’affaire en tous sens. L’un convoie une charrette de crânes. Un autre rattrape une dame par la taille. Celui-ci brandit un sablier. Celui-la, armé d’une faux, monte un cheval décharné qui fonce dans la foule. Le jeu de tric-trac est renversé. On ne compte plus les cercueils. Un roi blême en armure ploie et se meurt. De sa cape, surgit à nouveau un squelette, lui aussi habillé d’une armure, et qui plonge ses phalanges dans un tonneau rempli de pièces d’or…
Tu t’arrangeras pour trinquer avec Don Luis à l’hôtel du Cygne. À condition de prendre un Dry Martini et d’être rigoureusement à l’heure, il te racontera sa dernière trouvaille scénaristique. « Je me lève avec la page que l’on couche et me couche avec celle que l’on tourne, me dit-il de but en blanc. Grâce à la surdité, le monde s’éloigne de moi et mes visions créent une sorte d’éternité, qui égaye mes instants. »
Il m’avoue qu’il n’a ni le cœur ni la patience de m’expliquer davantage ses cogitations. Demande-t-on à la nuit des nouvelles de son ombre ? Tout juste me lâche-t-il que le héros de son dernier film poursuit avec obstination et amertume une question errante, avant d’errer à son tour dans la forêt vierge au nord du Brésil, en compagnie d’une naufragée sourde et muette.
Le rêve est sa façon de répondre à la détresse du néant. « On entre dans la nuit comme le fil dans le chas d’une aiguille », me confie-t-il. C’est alors que je revois passer les nuages devant la lune au son du tango et la lame du rasoir ouvrir l’œil de la jeune fille impassible dans Un chien andalou. La conversation dévie sur les vaches et les mérites comparés des différentes Normandes, et se prolonge par l’ordonnance des ruines, une fête pleine d’allégresse, à ses yeux.
Avant le dîner, tu lui montreras les photos, les preuves du saccage. Il les trouvera belles, surréalistes. Des couleurs vives attiseront son regard et la cruauté du décor le fera sourire en douce. « J’imagine des nymphes déambulant parmi ces arbres contorsionnés, se frottant aux troncs meurtris, à leurs plaies suintant la sève rouge sang », me dit-il. À l’arrière-plan, il compte les restes du bois démembré, « un petit tas macabre pour l’hiver », ajoute-t-il en riant.
Une autre vue l’arrête : quelques touffes d’herbe émergeant d’une terre imbibée et dont le vert irradie tout le champ. Il y plante un couple de vaches amaigries, « comme celles de mon enfance, précise-t-il, dans la région de Saragosse ». Les bovines au pelage ras s’enfoncent en ruminant dans le bourbier, supplantées par leurs grasses cousines percheronnes à la robe bringée et aux lunettes noires qui se repaissent d’herbe fluo. Sur la photo suivante, c’est une terre ocre orange, sèche et poudreuse qui l’absorbe et le replonge au cœur du désert mexicain.
Soudain, avisant le reflet d’un ciel s’abîmant dans une fondrière, il s’emporte. En indécrottable matérialiste, s’insurge qu’on puisse encore croire à quoi que ce soit s’apparentant à un dieu. Mais l’arrogance mercantile et destructrice de ses contemporains lui répugne tout autant. « Regardez ce ciel jaune, me lance-t-il en pointant une nouvelle photo, c’est Halifax cernée par les flammes ! » Les incendies perpétuels en Nouvelle-Écosse le préoccupent au plus haut point. Il a des enfants, contrairement à Dali. « Autrefois, je voulais me faire congeler et, après ma mort, revenir voir un peu ce que deviendrait l’humanité. Je ne pense plus que ce soit une bonne idée. »
Ce n’est ni la fin du monde ni celle des temps, tout au plus la fin d’une espèce, experte en sabordage. À une plus grande échelle que celle de l’homme, la Terre continuera ses métamorphoses géologiques, l’histoire de son manteau se compte en milliards d’années. Et des formes de vie, entre gel et lave, retrouveront bien leur chemin antérieur à toute lumière. Don Luis réconforté repasse commande de cocktails.
Nota bene :
La photo en tête du texte est de Mario Palmieri. Elle fait partie d’un ensemble qu’il a consacré à l’abattage d’un bois dans le Perche et qu’il a intitulé « La mort en ce jardin », reprenant le titre du film de Buñuel. Le texte a été écrit en contrepoint de ce travail photographique.