Frédéric Lefebvre | Ghirri : début d’un film documentaire
Il s’arrête sur une image. La caméra change alors de point de vue ; en caméra subjective, l’image apparaît en gros plan : en couleurs tranchées, vert foncé sur vert clair, une clairière ou une pelouse et une lisière de forêt ou de bois semblent séparées par un but de football, seule ligne blanche dans l’image. Le but est légèrement décentré. Il semble faire passage, être comme une porte.
L’homme – on reconnaît sa voix, ou on devine –, c’est Gianni Celati. Il est non seulement écrivain, mais documentariste : il est l’auteur du film. Il commente sobrement. Il s’arrête sur cette image et dit : « C’est la première photo de Luigi que j’ai vue ; elle m’a beaucoup touché. »
Il dit aussi : « Je crois que les photographies de Luigi Ghirri touchent toujours, parce qu’elles ont la qualité des formes simples. »
Il montre une seconde image dans ce même livre – Kodachrome, le premier livre de Ghirri, de 1978. La façade d’une maison peinte en rose saumon, cadrée serré sur trois fenêtres aux volets vert foncé, à petits carreaux ; au pied des fenêtres sur la droite, trois plantes identiques dans des bacs identiques ; devant la maison, une allée grise marquée de légères traces de pneus de voiture ; et un coin d’herbe en bas à gauche de l’image. La variété, l’incongruité est dans les voilages aux fenêtres, arrangés différemment ou manquants.
Celati dit : « Toutes les photos de Ghirri sont des études sur les formes des choses. C’est-à-dire sur la façon dont les choses veulent être vues. »
Il ferme le livre, le range sur le côté, en ouvre un autre qui se trouvait en-dessous. Il voudrait montrer les premières photographies de Ghirri, au début des années 1970. Ce livre-ci s’intitule simplement Luigi Ghirri, c’est une rétrospective de 1979, qui a eu lieu à Parme, dans la région de Ghirri, l’Emilie-Romagne, en Italie du nord.
Il montre deux pages du livre, chacune comportant quatre images colorées : des décors de fête foraine, un manège, l’ombre de lettres majuscules sur le côté d’une baraque de foire, une étoile équipée de lampes jaunes sur le bleu du ciel… Seulement des décors, pas de personnage. « Des photos d’une extraordinaire allégresse », dit-il. Puis il se tait, on entend sa respiration.
Il montre encore quelques images. Puis annonce le livre « le plus important » de Ghirri, de 1989 : Le profil des nuages [Il profilo delle nuvole]. Sa couverture en gros plan : un paysage de campagne, les bâtiments d’une ferme, encadrés par deux arbres très différents, l’un de forme évasée, l’autre de forme allongée – un peuplier peut-être –, la terre nue d’un champ au premier plan, une grosse masse de nuages à l’horizon sur la droite, blancs sur le dessus, sous un ciel parcouru de traces blanches, dans une image douce, semblant sans ombre, sans contraste.
Il ouvre le livre. Montre deux photos, sans rien dire. Ce qui semble être un décor de théâtre à ciel ouvert, dans la nuit ou à la tombée du jour, dans une ville. Puis une énorme villa, de loin, adossée à un bosquet d’arbres qui paraissent monumentaux, la terre et le ciel dans l’obscurité, la façade éclairée d’une lumière forte et indéfinissable : coucher de soleil ? éclairage ad hoc ?
Et il continue, commentant sur ce qui lui semble être l’accomplissement de Ghirri, qui atteint ici « l’essentialité digne d’un grand travail ».
Il va jusqu’à une photo prise dans la région de Ferrare, dans la basse vallée du Pô : une image presque nue, d’une petite route de terre partant vers l’horizon, le long d’un étroit canal, entre deux champs vides, les lignes de fuite marquées, soulignées, formant comme une pointe de flèche dirigeant le regard, après la première orientation donnée par une bande de peinture jaune au premier plan à gauche, sur un muret.
Celati ne dit pas qu’il a participé à ce livre, qu’il en a écrit le texte. Qu’ils ont été amis.
Il ouvre un dernier livre. Un travail de Ghirri sur le peintre Giorgio Morandi – de Bologne, de la même région que Ghirri et Celati. Deux images encore. Ghirri a photographié l’atelier de Morandi, au moment où il allait être transformé en musée. Une dernière image : le lit de Morandi. Un drap et un oreiller blancs, sur le fond blanc de la chambre, devant l’angle des murs, une partie d’une fenêtre peinte en blanc à droite de l’image.
Celati ne dit pas que c’est un livre posthume.
Vient le générique du film, son titre, des premières notes de musique pour l’accompagner : Le monde de Luigi Ghirri [Il mondo di Luigi Ghirri].
Et dans la séquence suivante, tournée à Fontanellato, dans la région de Parme, lors d’un hommage, après quelques vues du château au centre-ville et des rues environnantes, on entend une voix d’homme – une autre voix – qui dit, avec une élocution soignée, claire, et le timbre un peu métallique d’un micro et d’un amplificateur : « Luigi Ghirri est né à Scandiano, dans la province de Reggio d’Emilie, en 1943 ; et il est mort à Roncocesi, en 1992, à l’âge de quarante-neuf ans. » Une courte pause. « Il était né à la campagne et a vécu à la campagne jusqu’à ses dix-huit ans. »
Le photographe Luigi Ghirri (1943-1992) a fait l’objet d’une exposition au Jeu de Paume à Paris en 2019 : Luigi Ghirri. Cartes et territoires. Elle présentait les travaux de sa première période, celle de son premier livre, Kodachrome, et de la rétrospective de Parme de 1979.
Au début des années 1980, alors que son travail s’oriente vers la photographie de paysage et une approche peut-être moins ironique, moins conceptuelle, Ghirri rencontre l’écrivain Gianni Celati (né en 1937), auteur de romans (Les aventures de Guizzardi, La sarabande des soupirs, L’almanach du paradis) et d’essais. Celati et Ghirri voyagent ensemble dans la plaine du Pô, dont ils sont tous les deux originaires. Celati participe aussi à un ouvrage collectif de photographes réunis autour de Ghirri, Viaggio in Italia [Voyage en Italie], en écrivant sur cette expérience et sur le paysage, sur des rencontres ou à partir d’histoires entendues dans la plaine du Pô. Certaines de ces histoires figurent dans Narrateurs des plaines et Quatre nouvelles sur les apparences (Flammarion, 1991 et 1993). Devenu aussi réalisateur, il consacrera un film documentaire à Ghirri après sa mort.
Les livres publiés par Ghirri de son vivant sont accessibles sur le site de la Biblioteca Panizzi de Reggio d’Emilie. Ses essais ont été partiellement traduits en français (Voyage dans les images : écrits et images pour une autobiographie, En vues, 1997), entièrement en anglais (The Complete Essays 1973-1991, Mack, 2017). On peut lire ici un essai de 1984, L’œuvre ouverte.
Le film de Celati, Il mondo di Luigi Ghirri, est accessible en ligne (en italien).
Le photographe Claude Nori a consacré à Ghirri un livre de témoignage, Luigi Ghirri. L’amico infinito (Contrejour, 2019).