Murièle Camac | Frontier
Susan Howe dans Mon Emily Dickinson
La Vie Sauvage.
Le Grand Réveil Religieux.
Et : « On est allés nager dans le lac ». Comme pour dire : « On est prêts ».
*
Forêts terribles à la Frontière. Grands vents dans les arbres, orages.
Nuits terrifiantes à la Frontière, loin de tout sens.
Des cruautés rôdent dans le noir. Des panthères tuent
rien qu’en regardant.
Des pensées tuent.
A la Frontière il vous faudra prouver que vous êtes des hommes. C’est pourquoi les Indiens qui vous feront captifs tortureront votre corps. C’est pourquoi le dieu de Calvin torturera votre âme.
Vous qui êtes venus jusqu’à la Frontière, vous serez marqués. C’est ainsi que vous existerez.
*
Une pause : campement.
La Frontière, c’est sans fin, il faut bien dormir de temps en temps.
Du feu réchauffe.
Trahit aussi.
Le passé brûle. On souffle dessus.
Dans le cercle du camp, ils attendent d’être humains.
Ô vous frères
dans le cercle de l’enfer
j’ai pitié de nous.
*
Frontière c’est aussi rivière : remous et vastitude.
L’eau glace les pieds.
Une autre forme de douleur, qui ne marque pas.
Il est possible de traverser, mais où ?
*
Déshabille-toi. Pas de vêtements. Chaleur ni honneur. C’est un corps nu qui subit la torture.
C’est un corps nu qui entre dans la rivière, qui doit trouver le gué. Sinon dériver déchiqueté par les rochers.
Déshabille-toi, on se débarrasse de tout à la Frontière, sauf des cicatrices : c’est tout ce qu’on garde pour traverser.
Pas sûr que ce soit un baptême. Pas sûr qu’il y ait le salut de l’autre côté. Mais peut-être du feu, une couverture, des alliés.
*
A la Frontière pour conjurer la terreur, je lis toute la bibliothèque de l’évêque, je vide toute la cave du gouverneur.
Je suis lâche.
Les nuits passent.
J’échappe à la torture. Je n’échappe à rien : je suis là.
*
Tout le monde campe à la Frontière : ceux qui sont là depuis toujours, ceux qui viennent d’arriver, ceux qui ne font que passer.
Les herbes repoussent après le repos des corps.
Le feu devient cendres.
On pourrait aussi bien n’être jamais venu.
Rien n’éclaire plus le passage, je ne sais plus où c’est.
*
C’est difficile de manger.
Tout a un goût nouveau, un goût dangereux.
Il faut avoir l’estomac bien accroché.
Parfois le goût devient délicieux.
Est-ce possible ? Est-ce un piège ?
On n’a encore jamais digéré de telles textures. De tels êtres.
Manger veut dire connaître, mais que connaît-on de la Frontière ? On ne sait pas manger cru, on ne sait pas comment cuire.
Déjà bien content si on échappe.
Tout veut manger.
*
Toujours quelque chose menace. Le diable. L’ours. Le chaos.
C’est un monde sans déchets, la Frontière. La folie y a toute sa place.
Débrouille-toi, humanité.
*
C’est difficile de parler. La langue n’est qu’un bruit parmi d’autres,
et pas celui qui te permet de survivre.
Quand tu parles, tu te rappelles que tu es seul.
Tu es le premier corps à parler cette langue, le dernier, le seul.
Et quand tu chantes ton chant de vie,
de mort,
l’unique public.
*
Parfois un cardinal rouge se pose dans une clairière.
Deux cardinaux. Ils vont en couple.
Ils ne semblent pas tourmentés. Ce monde est fait pour eux.
Tu les regardes sans les viser : ils ne te servent à rien.
C’est juste pour la compagnie.
Des vies, à côté de la tienne.
Une trêve.
Parfois un rayon de soleil se pose dans une clairière.
Ce monde n’est pas fait pour nous.
*
Construire une maison
fonder une famille
élever des enfants
cultiver un jardin
tout ça ne porte
qu’un seul nom
à la Frontière :
faire la guerre.
*
La présence d’un être
humain s’annonce
par son odeur. Mauvaise.
Une odeur d’obstination, d’acharnement.
Et la mienne partout, comme une âme.
Plus forte au soleil, comme une ombre.
Parfois je vais nager dans le lac, je change d’odeur. Je suis d’eau herbue.
D’humanité délivré.
*
Les récits sont faits en zazaki, en bachkir, en abénaqui. On comprend vraiment mal, même en faisant répéter. Que s’est-il passé exactement ?
Mais une chose possible c’est : « On est allés nager dans le lac ».
Comme pour dire : « On suffit ».
Il n’y a pas besoin d’expliquer.
*
Toujours plus loin,
toujours plus loin en direction de l’ouest. C’est ça la Frontière.
Un rêve impossible.
Autre chose se réalise à la place.
Quand on y est, ce n’est pas à ça qu’on pense.
On survit.
Et parfois : on va nager dans le lac.
Le réveil sera décevant. Le réveil sera rassurant.
C’est à la fois un rêve et un cauchemar, la Frontière. Un continent.
*
Rien n’est vieux ici
tout meurt constamment
tout renaît tout le temps
tout meurt constamment
c’est la Vie Sauvage
c’est le Grand Réveil Religieux
tout est ressuscité
il n’y a jamais le temps de vieillir
de douter
*
Pourquoi être venu ?
Aucune raison ne me convainc.
Le Grand Réveil Religieux, la Vie Sauvage. Le héros en quête de lui-même. La traversée des cercles de l’enfer. La vie meilleure. Le continent.
La seule raison qui tiendra, même si ce n’est pas la vôtre, même si vous n’y pensez pas, ce sera le Profit. Parce que c’est toujours la même.
D’autres y penseront pour vous, après.
*
L’odeur du sang
les ongles noirs
les vies qui vous gèlent dans les mains
vivre à la Frontière veut dire chasser
tuer et dépecer
travailler les peaux
travailler les entrailles
*
Si tu t’attendris trop
si tu as pitié
tes semblables te feront disparaître
s’ils ont pitié
s’ils s’attendrissent
ils te garderont
t’enfermeront dans un camp
t’empêcheront de traverser
La vie est injuste, il n’y a aucune morale
à cette histoire —
*
Par les lisières
par les ravins escarpés
un chien me précède
et me protège
ami de ma vie
il fait aussi traducteur interprète
sans lui je ne passerais pas l’hiver
© Murièle Camac 2019
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