Gaëlle Obiégly | Sans valeur

« Parce qu’en filigrane, c’est l’histoire d’une chute. Il y a matière à poème. »


Nul doute que la marge ou l’envers, ce qui ne prend pas la lumière, ce qui s’en défend, exerce une forme de séduction que l’on pourrait qualifier de paradoxale. Mais la séduction est elle-même un paradoxe, alors disons que ce qui est sans valeur et s’affiche comme tel séduit dans la mesure où il s’applique à dissimuler ce qui en a, quand l’ordinaire de la séduction fait le contraire.

Sans valeur parait dans une nouvelle collection chez Bayard, dont le titre mériterait un commentaire : li pour littérature intérieure. Je m’en dispenserai néanmoins mais pas de dire combien je trouve heureux que figure un tel livre sous un tel intitulé. Le format est modeste, la couleur intermédiaire, le papier doux. Le texte est fin, touchant, drôle par moments – à moins que ça soit constamment, comique absolu - comme si c’était un des effets que ne peut pas ne pas avoir la gravité. Il ne cesse d’agrandir cette part de l’ombre où le lecteur, la lectrice plonge ses yeux afin de voir ou de se perdre, d’atteindre un bout, un terme, fond d’une impasse contre laquelle on se cogne tout en se disant : ça y est, on est arrivé. C’était quoi alors ce chemin ?

Tout commence par une image, une femme dehors, sortie courir. Elle prépare son déménagement, elle vie seule avec un chat. Elle doit trier, jeter, se défaire. Elle fera une rencontre dont le livre relate l’histoire. Toute rencontre comporte une dimension érotique, comme l’est l’exploration du temps ou de ce qu’un philosophe appelait « l’exploration du passé pur ». Pas impossible que cette rencontre inopinée ait à voir avec cette dimension du temps, irréductible aux souvenirs, convoquant la mémoire comme faculté ou puissance, désir, plutôt que le souvenir d’une chose ou d’un être en particulier. Voici l’image :

« Un matin, il devait être 11 heures, je suis sortie non lavée, les cheveux emmêlés sous une casquette, vêtue d’un caleçon long et d’un débardeur. Il faisait frais. L’été avait disparu : les arbres n’avaient plus de feuilles ; les façades étaient au premier plan. »

C’est curieux comme l’été peut disparaître d’un coup, comme les feuilles des arbres dans l’espace d’une nuit. Quant à la rencontre, qui en décevra sans doute quelques-un.e.s, elle a à voir avec quelqu’un mais pas directement. Disons qu’elle concerne plutôt des choses ayant appartenu à quelqu’un. Elles ont un nom qui fonctionnera comme un nom propre : c’est « petit tas d’ordures ». A sa vue, la narratrice prend rapidement la décision, ce sont ses mots, de le recueillir, de lui faire une place dans sa maison. Geste incongru pour le moins, même si le volume d’affaires n’est pas très important. Voilà qu’au lieu de se débarrasser de ses propres affaires, la narratrice en adopte de nouvelles, plutôt rebutantes, qu’elle mettra un certain temps à dépouiller. Il y a quelque chose de morbide dans cette curiosité, cette prédation. Un écho à ce que peut vouloir dire quitter, partir, abandonner. Il s’agit de survivre, c’est-à-dire de composer avec la mort, de faire la part du feu, celle de l’archive et du néant, pour reprendre les catégories du livre. Il y a des photos dans ce petit tas, deux journaux intimes, des tickets etc. Ce qu’une autre aura laissé. Pas détruit, mais laissé là sur le trottoir, exhibé presque, comme pour dire : voilà, c’est moi, ce qu’il en reste. La part sclérosée de soi-même, celle dont on cherche à se défaire. Quant à l’autre, pfff, elle est partie.

Dans ce livre, on croise des chiffonniers, des éboueurs, des archivistes ou préposés aux archives. On ouvre des placards, des boîtes, des poubelles, on ausculte des rayons. On parle d’art aussi, d’archéologie, de photographie. De littérature, de journaux, de correspondance. Et pas seulement parce que notre époque est portée sur le recyclage ou le voyeurisme. On pourrait presque y voir les principes d’un art d’écrire, distillés l’air de rien, a minima, commes des pelures de réflexion qu’il faudrait ramasser pour composer la coquille vide d’un fruit. Qu’apprend-on ?

Qu’écrire entretient un lien étroit avec l’opération de triage ou de jetage inhérente à la vie matérielle. La narratrice écrit : « L’écriture, la disposition à écrire des phrases, qu’elle qu’en soit la valeur, plutôt que les garder pour soi, la volonté de publier un écrit, c’est les jeter dans la poubelle publique. » Elle n’écrirait pas pour laisser une trace, pour constituer quelque archive que ce soit, destinée à lui survivre, mais pour se guider dans le présent. Et si l’écriture aide à fixer la mémoire et à réfléchir, il ne faudrait cependant pas que celle-là encombre celle-ci. Un subtil équilibre est à trouver entre jeter, garder et publier.

Ce qu’écrit la narratrice on ne le sait pas vraiment, ce que contient le cahier noir par exemple, mais on tient un livre en main et ce qu’il consigne semble ne prendre sens que dans la mesure où son écriture s’arrime à la vie, au vécu. Le fait de trouver des journaux intimes dans le petit tas d’ordures l’invite d’ailleurs à formuler des réflexions sur ce genre peu considéré :

« Le journal est une forme d’écriture désœuvrée. On n’y cherche pas la représentation. C’est la vie même qui s’y déverse. Encore plus que dans les lettres, parce que les lettres qu’on écrit peuvent subir l’influence de leurs destinataires. Le journal a une pureté qui procède de son impureté. (…) Mais nous n’avons pas à nous demander si c’est laid ou si c’est beau, à vrai dire. Le sentiment d’avoir créé quelque chose qui a de la vie est supérieur à ces deux notions de laid ou de beau. Pour moi, c’est le seul critère en matière d’art. »

Voilà qui est clair, même si nous n’avons pas la naïveté de croire que nous lisons un journal qui dise vrai. En littérature, puisque nul doute que le texte que je tiens en main ressortit à cette catégorie, la vérité affecte de prendre des reflets variant selon l’angle de vue du lecteur. Les choses ne sont vraies qu’à condition de ne pas se donner comme telles, elles seraient vraies si… mais il manque toujours une condition pour vérifier cette hypothèse, ce manque étant constitutif de l’œuvre, moto vitale.

Et puis quant au beau, recherché-décrié, concernant la poétique de la narratrice que j’aurais tendance à identifier à l’autrice, on apprend ceci à propos de son laboratoire personnel, là où elle échafaude et élucubre :

« La plupart du temps, c’est quand je suis à vélo que les phrases m’arrivent. Elles sont si vives, si impérieuses que je suis souvent déçue de la gaucherie avec laquelle je les écris quand je suis à l’arrêt. Ce n’est peut-être pas plus mal, ceci dit ; on évite la grandiloquence et la formulation efficace, le style publicitaire. »

Résumons-nous : l’œuvre qui affecte de ne pas prétendre en être une fait feu de tout bois, elle ne cherche pas à plaire ou déplaire, point de séduction ostentatoire ou de provocation gratuite, une mesure calculée qu’on pourrait dire exacte confère aux choses leur crédit, à condition que la langue qui les accueille ne se paie pas de mots et que la sobriété soit de mise, gaucherie si on veut, néanmoins maîtrisée.

Evidemment les choses sont toujours plus compliquées qu’elles n’en ont l’air : le livre est construit, sa matière organisée, son style précis, évitant l’écueil du savoir tout en pactisant avec l’esprit de la recherche ou de la quête, de l’enquête, sa langue volontiers triviale sans que rien n’apparaisse comme forcé. En un mot c’est nature, mais les anthropologues nous ont appris que la nature était un mythe et les écrivain.e.s que l’œuvre, émanât-elle d’un désœuvrement salutaire, n’en restait pas moins le résultat d’un travail, irradié ici par la singularité d’un regard et un rare sens de l’humour. En un mot, la nature, tout comme l’œuvre, demeure une énigme dans la mesure où le monde, atteint un certain point, est moins rationnel que magique. Ce dont témoigne cet ouvrage.


Pascal Gibourg

29 janvier 2024
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