Jamais engagé, toujours promis : l’amour décomposé de Persée pour Andromède

La littérature peut-elle vraiment sauver celui que l’amour a précipité au fond d’un vide innommable ? Telle est le défi posé par Andrea Inglese en préface à « Mes adieux à Andromède », dont la traduction française vient de paraître. Creusant par la fiction, le poème et le récit la fin d’un amour dont il s’étonne qu’il ait duré si longtemps - neuf ans -, il interroge : serait-il possible que le gouffre de l’amour « cesse d’être un pur vent, un fantôme, une entaille muette dont on ne peut rien dire… » ? Délesté de toute recherche d’une quelconque béquille thérapeutique, le travail d’écriture se voudrait plutôt tentative de transformer l’expérience intime en une « matière à méditation, ramification, articulation de phrases, consistance », dans l’espoir de donner au ravage amoureux une nouvelle figure, susceptible d’être nommée et explorée :

C’est sur cette figure concave, absente, que j’ai commencé à travailler, pour que sa profondeur informe se retournât en quelque chose de convexe, peuplé de reliefs, de virages, d’agglomérations. J’ai tracé un paysage, j’ai défini un espacé alvéolaire, vibrant de déplacements, de tours, de retours. (p.8)

Cette figure concave, Inglese la cherche en parcourant à rebours le trajet de l’amour défait, et s’oriente pour ce faire du tableau de Piero Cosimo, "Persée délivrant Andromède", dont une reproduction, punaisée sur le mur du logement partagé avec l’aimée, devient le support pour ordonner son histoire en morceaux : il y voit illustré tout ce qui fit l’énergie de leur histoire amour, et aussi bien le malentendu qui en causa la perte. Reprenant une à une, les différentes figures du mythe - le héros en armure, le monstre aquatique, la femme offerte, à sauver, les nombreux témoins- figurants – il déroule l’analyse d’un amour tributaire d’attentes sans doute trop imaginaires pour survivre au quotidien de la vie à deux.

Le texte qui en résulte tient à la fois de la fureur batailleuse et de la fulgurance passionnelle. La vérité a des exigences devant lequel l’auteur ne recule pas et assurément, la littérature est bien là qui dépasse l’histoire singulière pour retrouver quelques uns des scénarios connus de l’amour. Ainsi quand Inglese écrit « Toute l’erreur théorique a été d’avoir la théorie : carte, calendrier, doctrine des jours pairs et impairs (…) le bonheur comme un territoire établi, et à chaque fois décalé, et toujours mieux je me suis leurré, visant ailleurs, visant autre chose (…)" (p. 31), on entend en écho Charles Swann s’avouant dans un éclair de lucidité qu’il avait gâché sa vie pour une femme qu’il n’aimait pas.

Aussi bien, quiconque fut un jour amant ou amante délaissée se reconnaitra dans les questions fiévreuses qu’Andromède adresse à l’infidèle qu’elle ne se résoud pas à laisser partir et dont elle réclame le secours :

Elle veut connaître le secret de l’oubli, elle veut une explication, elle me demande de lui expliquer pourquoi je l’ai oubliée si facilement, pourquoi j’ai élaboré mon deuil aussi vite, elle veut me soutirer mon secret, pour qu’elle puisse elle-même y arriver, si je lui explique bien comment on fait pour tout oublier, neuf ans, en si peu de temps, et tout de suite en aimer une autre, se mettre avec une autre, elle veut une explication, elle la mérite, mais finalement surgit la colère, l’accusation, surgit le mépris, et la lucidité supérieure, qui est probablement ce qui me brise le plus le cœur, avec sa prise de conscience, sa sagesse supérieure, la clairvoyance typique d’Andromède, j’ai besoin de t’appeler, j’ai besoin de ces appels, je sais, cela ne nous mènera nulle part, je ne pourrai te faire de mal ni pourrai me faire aimer, la douleur ne cessera pas, on ne trouvera pas de solution, rien ne se passe de décisif, mais je dois les faire, moi, ces appels, ça m’aide.(p.45)

Dans l’examen sans concession du tableau sur lequel il projette l’image de sa passion périssable, Inglese travaille à la façon du rêveur qui sait que chacune des images qu’il a produites parle de lui, de son histoire et de son désir. S’il s’identifie à Persée, héros tout en armure, en force et en courage, il peut aussi se reconnaitre dans le monstre qui sépare les amants :

Le monstre à mi-chemin, cible et monument, bête de cirque mais aussi pont entre les amants, fermoir, boucle entre Persée et Andromède, ce monstre n’est peut-être que le rendez-vous manqué du couple, le symptôme d’un amour jamais engagé mais toujours promis (p.48)

Creusant son histoire, l’auteur en vient à voir en quoi les batailles fougueuses de Persée n’ont peut-être existé que pour le tirer de l’ennui ou pour « dompter son propre monstre, dragon-baleine moins voyant, plus alligator, à fleur d’eau, le monstre de la paresse qui paralyse autrement sans chaînes ni liens », ou pour conjurer sa peur de perdre Andromède désormais qu’elle est libérée de ses entraves.

A la distance qui sépare inexorablement les amants, aux raisons obscures qui les rapprochent et les séparent, s’ajoute encore le « poids du monde ». Quand Inglese s’offre le luxe de décrire avec minutie les gestes de se préparer un jus d’orange et les pensées afférentes à l’acte qui font dériver vers tout autre chose que l’amour lui-même, il en dénonce d’un même trait l’inconsistance : tout toujours éloigne de l’amour.

De surprise débusquée en aveu intime, Inglese parcourt un chemin dont on ne sait, arrivé à son terme, si la littérature aura été à la hauteur de ses attentes. Pour ce qu’il en est du lecteur qui l’y aura suivi peut-être aura-t-il gagné quelque lucidité nouvelle. « Si la source de toute rencontre amoureuse est toujours un malentendu, - elle le croyait héros invulnérable, il la pensait princesse en détresse - le secret de sa longévité tiendra à la capacité qu’auront les amants à changer de rôle, à inverser les places, à en inventer de nouvelles au fur et à mesure du temps qui passe et du monde qui change…
Si seulement...

Si nous nous étions dérobés
Si nous nous étions dit autre chose
Si je ne m’étais pas leurré de te comprendre, de me connaître
Si nous l’avions su après plutôt qu’avant
Si tu me l’avais caché mais pas pour longtemps
Si nous nous étions écoutés rien que par moments
S’il nous avait suffi de courir sur la piste en béton
Si nous n’avions pas accroché ces photos sur les murs
Si nous avions renoncé à acheter les quatre premières chaises
Si le temps avait été plus clément
Si l’appartement avait été moins lumineux
Si l’argent avait été un problème plus important
Si nous avions fait l’amour avec le même désespoir
Si j’avais cru à ma mort soudaine
Si tu avais oublié un certain nombre de choses
(…)
Si les mains avaient suffi, de la façon dont elles s’étaient touchées, par hasard, au début (pp.77, 79)

José Morel Cinq-Mars


Andrea Inglese, Mes adieux à Andromède, traduit de l’italien par Elisa di Giudice, art&fiction, Lausanne, Genève, 2020.
Illustration : Magritte, les Amants, 1928.

21 août 2020
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