L’art du portrait, selon Peter Handke
A propos de ce qu’on appelait jadis un chef-d’œuvre, on postulera que son sujet n’est pas perceptible en dehors de la manière qu’il a de nous apparaître et que, partant, son vrai sujet n’est pas tant quelque chose ou quelqu’un - une voleuse de fruits par exemple - que l’élément vivant à la faveur duquel il se manifeste, son medium - la peinture pour un tableau, les images animées pour un film, les mots pour un livre. Ceci étant posé, on voit bien la difficulté qu’il y aurait à vouloir décrire un langage, c’est-à-dire une manière d’écrire, a fortiori si l’on veut la détacher des motifs sans lesquels elle n’existerait pas. La question que nous posons est en fait celle du style, le style d’un ouvrage de littérature voire de plusieurs, entendu que si l’on considère un écrivain comme Peter Handke il semble plus ou moins évident que l’on retrouve quelque chose de sa manière dans plusieurs de ses œuvres. C’est celui que j’appellerai le « dernier » Peter Handke qui me requiert aujourd’hui, notamment au travers de son dernier roman intitulé La voleuse de fruits, sans que pour autant je m’estime capable de dater l’apparition de sa dernière manière, la plus aboutie à mes yeux, la plus musicale. Handke compte plus de soixante années de publication, plus d’une soixantaine de livres mêlant théâtre, scénarios et romans. J’aimerais rapprocher trois de ses romans récents, faute d’en avoir lu d’autres, et qui sont chacun des portraits : dans l’ordre de leur chronologie, La grande chute, 2014 (le portrait d’un acteur) ; Essai sur le fou de champignons, 2017 (le portrait d’un avocat, ami du narrateur et passionné de champignons), enfin La voleuse de fruits, 2020 (portrait d’une jeune femme que l’on suit sur une route de Picardie pendant trois jours de marche).
I - Le portrait
Je ne peux pas tenir pour hasardeux le fait que le style du dernier Peter Handke m’apparaisse de manière flagrante au travers de trois formes comparables. En matière de peinture, l’art du portrait semble être tombé en désuétude dès lors que le rapport à la ressemblance n’a plus semblé déterminant. A quoi bon portraiturer quelqu’un qu’on ne reconnaîtra pas ? La littérature échappe à ce biais. Et pour les proches de Peter Handke, le réalisme de ses livres - qui n’en restent pas moins des fictions assumées - m’incite à penser qu’ils n’auraient pas de mal à mettre des noms sur ces êtres qui se découvrent au lecteur dans un mouvement apparemment désordonné et discontinu, par petites touches comme on pouvait le dire à propos de certains tableaux impressionnistes. Je me souviens avoir lu sous la plume de l’écrivain autrichien que, bien qu’il reconnaissait que les choses lui arrivaient par bribes ou morceaux, il n’en revendiquait pas moins le devoir, en tant qu’écrivain, de remédier à ce désordre ou à cette discontinuité afin de présenter une œuvre qui tienne debout (je reformule, évidemment). Une telle position pourrait augurer de livres plutôt classiques, or c’est tout le contraire que nous découvrons : des livres d’une puissante originalité, laquelle ne tient pas uniquement à son art de la phrase mais tout autant, sinon plus, à son art de la composition. Il suffit de feuilleter les trois livres évoqués plus haut pour remarquer qu’ils se composent de petites cellules n’excédant que très rarement la taille de la page, petites mottes de terre disposées sur le chemin de la lecture qui nous invitent à progresser par bonds sans que l’on sache où l’on va (la quête d’une mère suffira comme intrigue pour orienter notre voleuse). L’errance est au principe de ces trois livres, errance physique, du promeneur, du marcheur, mais aussi errance psychique, succession d’images, d’idées ou de sentiments obéissant à une logique qu’il ne nous appartient pas de connaître. Pas plus qu’au narrateur d’ailleurs, bien qu’il en sache plus long que nous. Omniscient le narrateur ? On serait tenté de dire oui, à ceci près que la totalité de son savoir est étonnamment bigarrée, découpée, lacérée peut-être, comme un ciel déchiré d’éclairs dont on ne saurait voir un pan s’éclairer sans deviner simultanément son pendant de ténèbre.
Portrait donc, à la Cézanne si l’on veut, le nom du peintre apparait à plusieurs reprises sous la plume de l’écrivain, et pas seulement dans La leçon de la Sainte-Victoire. L’attention d’un écrivain est quelque chose d’étonnant. Non seulement il voit, il observe, mais il est en mesure de reconstituer la chose vue, de la faire apparaître à mesure que le regard s’agence, car ce n’est pas seulement le paysage qui se recompose, c’est la faculté de voir. Il s’agit bien d’une construction, originale pour ne pas dire originaire, si bien que la chose peinte, dessinée, écrite surgit telle qu’elle n’a pas son équivalent dans le monde sensible. Le Clézio a eu une expression pour désigner ce qui me semble être la matière des romans d’Handke : l’extase matérielle. Dans Le fou de champignon, il s’agit de trouver le champignon, mais parfois rien fait l’affaire, rien fait l’extase. Pour l’acteur de La grande chute, tout semble pouvoir faire l’affaire : une feuille, une pierre, un morceau d’écorce ou une crotte de sanglier. Pour la voleuse, c’est un fruit dissimulé dans le feuillage, un fruit invisible que ni l’œil ni la main ne semblent en mesure de découvrir mais tout l’être. Vocation. Appel. Errance. Perdition. C’est tout un. Quelqu’un est fou ou menacé de le devenir, et c’est en approchant la folie qu’il parviendra à dessiner les contours de cet être qu’il serait peut-être si le verbe être n’était frappé d’une instabilité chronique. L’être nous apparaît à la faveur de quelques gestes saisis arbitrairement, cet ensemble produisant un mouvement, chronophotographie ou film, tantôt au ralenti, tantôt accéléré (il n’y a pas de vitesse normale du point de vue des affects ou des percepts). La réussite de ces portraits, leur qualité respective, procède d’un mélange imprévisible de vitesses et de lenteurs. On piétine jusqu’à la fulgurance. Jusqu’au déchirement. Eblouissement. Enténèbrement. Il y a du conte dans les romans de Peter Handke, de l’émerveillement. Une jeune fille portant un sac à dos rencontre un livreur de pizzas en scooter. Ils partent sur la route. Perceval n’est pas loin, habile et maladroit, capable du meilleur comme du pire - et la jeune fille qu’il doit protéger est là aussi, et elle accepte qu’il chemine avec elle. Bien sûr, les chemins bifurquent, les chemins s’étoilent. On ne saura pas tout, mais on découvrira que les mots sont parfois capables de toucher à ce qui fait le sel de la vie.
II - Le pinceau (l’écriture illisible)
J’ai conscience de n’avoir pas dit grand-chose de ce qu’est le portrait chez Handke : un corps, un visage, un mouvement, une action, un suspens. Un mystère en partie révélé, pour employer une terminologie aux accents religieux. Il y a bien une sorte de spiritualité tapie chez Handke, me semble-t-il, un buisson de présence qui semble impénétrable jusqu’au moment où un vagabond ou un animal nous y introduit. Privilège du non-savoir, vertu de l’ignorance. A condition d’en sortir. L’écriture remplit un rôle quasi initiatique, elle est une composante cruciale de l’aventure (elle lui préexiste et lui succède, elle lui est même contemporaine, précisément au moment où elle touche à ses propres limites : extase, silence, poème). Handke n’a pas à proprement parler rédigé d’art poétique mais nombre de formules essaimant ses œuvres en fournissent le matériau. C’est ainsi que le narrateur nous renseigne sur le rapport qu’entretient la voleuse de fruits avec l’écriture. Alors qu’elle s’apprête à dormir dans une chambre située sous un escalier, elle a une nouvelle vision de ce qu’elle est :
« Les yeux fermés, elle regardait à nouveau l’écriture s’étirer et défiler derrière ses paupières, toujours une écriture manuscrite, régulière, et en même temps illisible, avec juste quelques lettres qui, par moments, clignotaient. Elle avait l’impression que cette écriture avait aussi défilé pendant la journée, sans discontinuer, invisible les yeux ouverts, et elle, la superstitieuse, prenait cela comme un bon signe pour la journée à venir. Elle était là l’écriture, elle passait, elle filait, elle scintillait et s’enflammait, indéchiffrable, présente, disponible. »
Voilà une des innombrables touches à la faveur desquelles la voleuse nous apparaît, sans omettre l’espace qui les sépare, les entoure, les protège, tout en les reliant, sans que ces liens soient toujours évidents : continuité, ruptures ; enchaînement, sauts.
L’écriture ne saurait venir après. Elle est déjà là, mais sous une forme imperceptible. Comme force, comme flux, pas comme texte. Le texte est le travail de l’écrivain. Il est à la fois en lien avec cette écriture invisible, toujours présente, comme avec le souvenir qu’il ne s’interdit pas de transformer à mesure qu’il le restitue. Handke revendique le pouvoir de l’invention, son réalisme est traversé aussi bien de réflexions sur ce qu’il fait que d’embardées empruntant aux fondements de la littérature : Homère, Shakespeare, Wolfram. Comme il l’écrit, « les événements (...) ne deviennent événements que par le narrateur ». Il y a un pouvoir constituant du récit qui crée ce dont il parle tout en s’appuyant sur une réalité antérieure, laquelle, au regard du temps de l’écriture et à la faveur d’une inversion de perspective, devient une dimension de l’avenir (dans un texte consacré à L’Aventure, Giorgio Agamben a qualifié d’Espérance cette dimension du temps). De même, le texte que rédige l’écrivain se connecte à l’écriture illisible, cette traînée de comète derrière laquelle la plume galope tel un chevalier médiéval épris de lointain.
Mais n’est-ce pas plus plutôt de proximité et de contact que s’éprend celui qui écrit, celle aussi bien ? Sans doute, mais les deux dialoguent, proche et lointain. Comme le lauréat du Nobel l’écrit dans sa Conférence (c’est une formule qui vient de Par les villages) :
« Allez lentement et devenez vous-mêmes la forme sans laquelle nul lointain ne se découpe. »
Cette lenteur, c’est celle du travail, du récit. Lenteur en phase avec le promeneur qui scrute les feuilles mortes du sous-bois ou des silhouettes au fond d’une voiture. Ce qui apparaît est suffisamment étrange pour évoquer un récit millénaire ou un être fantastique. L’écriture n’est-elle pas un liant, cette matière invisible qui relie tout sans pour autant créer un ordre artificiel et rassurer le lecteur en faisant rimer début et fin ? C’est vrai ça, qu’est devenu le jeune homme au scooter ? Et qu’est devenu le chasseur de champignons, celui que le narrateur appelle son « ami disparu » ? Une inquiétude persiste. Elle n’a jamais vraiment disparue. Mais le mouvement, le rythme, a pu faire qu’elle change de nature comme d’époque. Ce que contient le présent, fruit dans la bogue, voilà ce que l’écriture se doit de montrer, de faire apparaître. On a pu croire qu’il s’agissait de quelqu’un ou de quelque chose, c’était d’abord et principalement un mouvement. Peut-être faux, comme ceux qui inspirèrent le scénario éponyme dont Wenders fit un beau film. Mais que serait un vrai mouvement ? Ce sont les faux mouvements qui parlent, en tant que tels ce sont les vrais, ceux qui dévoilent, ceux qui précipitent.
Le sous-titre de La voleuse de fruits est : Aller simple à l’intérieur du pays.
Pas de retour. On ne revient pas en arrière. C’est la fuite en avant. Même immobile, les yeux clos, l’écriture défile, le récit emporte. Tout ce que l’histoire n’aura pas dit, tout ce qu’elle aura tu représente la matière combustible du récit, ce dont il se nourrit en le consumant, cette part du feu dont les blancs de la page sont comme la cendre dispersée. Il n’y a pas à opposer visible et invisible, pas plus que silence et parole. Le silence bruit de tous les récits et la nuit qui tombe apporte avec elle la lumière sous laquelle la main trace les lettres à venir. Le lointain commence ici, il creuse le présent, dégonde le temps, neuf et perpétuellement sauvage.