L’épilogue
En italique, texte majoritairement de Benoît Vincent ; en romain, majoritairement de Nicole Caligaris.
Une poignée d’hommes partis secrètement en votre nom établir un avant-poste du progrès, un mur, aux confins de notre emprise sur les choses et sur les langues qui les commercialisent. Et ces hommes ont fini par se départir de leurs propres limites pour se confondre, non pas tellement dans ce voyage mais dans les bribes qu’ils ont cherché à vous en transmettre et nous ne sommes pas plus avancés.
Je suppose que vous n’avez pas l’intention de revenir, Général.
À la réflexion, peut-être la mission de ces hommes n’avait-elle pas d’autre but que de réaliser votre disparition, votre discrète évasion d’une existence dont le cadre commun vous faisait perdre l’intensité de la vôtre.
Nous nous sommes habitués l’un à l’autre, votre bureau et moi. Les nuits y sont d’une qualité incomparable, d’une durée sans division et même sans limite puisque le petit jour ne chasse pas le rêve mais le confirme en lui donnant son poids et son opacité. Mon sac est prêt.
J’ai tenté une dernière fois d’interroger le petit lieutenant qui a livré la caisse et l’enveloppe contenant ces feuillets. Un stratagème m’a conduit jusqu’à la cellule mais trop tard, l’état major venait d’ordonner le transfert du détenu en haute sécurité, signe que l’enquête ne fait que commencer, que la chose est prise au sérieux en haut lieu, mon nom sortira à un moment ou à un autre.
Mais on m’a fait comprendre que le détenu avait laissé à son gardien un mot pour moi. On m’a pressé de me laisser joindre. Très bien.
Je continuerai donc de tenir ce journal auquel je joins le mot du gardien et la transcription de son récit.
L’homme a su établir une relation de confiance avec son détenu : bon point. Le lieutenant lui a parlé, soit. Mais je crains que le trouble de l’un n’ait touché l’autre et que l’esprit du gardien ne s’en soit trouvé ébranlé. On dirait qu’il se confond avec le lieutenant, qu’il se croit lui-même membre et témoin de l’expédition.
Une poignée d’hommes partis secrètement en votre nom établir un avant-poste du progrès, un mur, aux confins de notre territoire, de notre empire et de notre civilisation.
J’en étais.
Je faisais partie de ces hommes envoyés au feu, à l’inconnu, aux monstres béants et griffus qui ornent les coins des cartes géographiques. Précisément.
Précisément ceux-là.
Mais je n’ai pas vu grand chose, cantonné que j’étais à l’intendance d’abord — vous savez le type qui coche des items sur des fiches ; le type qu’on ne voit pas et qui gère les stocks alimentaires, organise les commandes, inventorie, expertise, et évalue l’état des placards, cantines et autres rangements1 — aux cellules ensuite.
En effet ma gestion trop sévère de l’intendance, mes prélèvements drastiques, le fait « que [je] prenne ma mission trop à cœur » a conduit le quartier maître général, en bonne intelligence avec moi-même, à reconsidérer mon affectation ; et puis l’avancement positif de notre mission (notre progression facile sur la carte et sur le terrain) a forcément eu des conséquences sur notre groupe : peu de blessés, de nombreux prisonniers.
J’ai donc été en charge de l’ensemble du contingent de prisonniers, me passionnant pour les systèmes d’échanges et d’organisation de cette petite communauté ; je pouvais ainsi à loisir contrôler ces échanges (et fixer moi-même les règles du marché : une cigarette valant deux barres de chocolat ; une ration de colis humanitaire plusieurs paquets de cigarettes ; une poignée d’herbes à rêve plusieurs rations de poisson séché-salé, etc.), et observer attentivement les pratiques, la langue et les corps de ces captifs.
C’est ainsi que j’en appris beaucoup sur leur culture, leurs rituels, leur conception du monde. Données utiles en cas de guerre. Renseignements précieux.
Et oui c’est moi qui ai interrogé le petit lieutenant que par mesure de sécurité nous avons préféré incarcérer dans l’attente de votre ordre, mon Général. Oui, cet homme m’a parlé.
Oui, ce soldat m’a tout dit.
L’homme est agité. De temps en temps il s’interrompt pour s’approcher de la fenêtre et surveiller quelque chose. Quoi donc ? impossible de le lui faire dire. S’assure-t-il qu’on ne puisse pas le voir ici, dans ce bureau de général que ni lui ni moi ne sommes censés occuper sous quelque prétexte que ce soi ? Vérifie-t-il au contraire la présence de quelqu’un dans la cour ? ou au-delà, à la lisière des bois, du côté de la roulotte dont les rideaux sont devenus poussiéreux, les vitres sales et les marches sèches ? Réflexe de gardien qui surveille sans but précis, par habitude, parce que c’est devenu une façon d’être ?
C’est là-bas, sous une planche de cette roulotte que j’enverrai le Chinois glisser l’enveloppe, avec les feuillets rapportés par le lieutenant et désormais commentés de ma main, auxquels j’ajouterai les pages de ce journal. Je ne veux pas laisser tout ça dans ce bureau.
Est-ce toujours un bureau ? Quelques meubles, un tapis, un stylo, une routine que j’ai pu maintenir en tant qu’ordonnance du Général ont artificiellement gardé une présence qui n’a plus lieu ici, qui s’est éclipsée depuis trop longtemps. Je ne m’explique pas que la pièce n’ait pas été ré-attribuée. Comment l’état major et le camp tout entier ont-ils pu tacitement contribuer à ma misérable mise en scène ? Présence et absence ne semblent pas se distinguer si nettement, dans ce camp où l’existence se passe à attendre, où l’action prend un malin plaisir à se produire ailleurs, au loin, à n’entrer ici que par le biais de bulletins, de messages, de brèves nouvelles dont personne ne peut jamais être certain, de rumeurs qui courent 48 heures et s’épuisent.
Je suis retourné hier à l’auberge. La petite aubergiste a engraissé, elle a perdu son air espiègle et m’a regardé comme si elle ne me connaissait pas, peut-être même ne m’a-t-elle pas regardé. Elle ne m’a pas servi. Je n’ai pas attendu. Je n’ai plus rien à faire là non plus.
Je relis le récit du gardien. Contrôle, gestion, inventaire, expertise. Que c’est précis. Trop précis. Je suis un aide camp méticuleux, je l’étais, tout au moins, mais ce monde de la pesée et du décompte me semble tellement lointain à présent.
Il m’est venu tout naturellement le geste de serrer dans mes affaires ce livre d’estampes dans lequel sont glissés les poèmes de l’Empereur Kouang Siu 光緒帝 traduits par Maurice Roy. À qui viendrait-il l’idée de le lire ?
Je ne sais que faire à présent de ce témoin du témoignage.
Vous êtes sûr que personne ne peut nous voir, nous entendre ? Je ne voudrais pas avoir d’ennuis vous savez.
Où est le Général ? C’est à lui que je dois parler. Vous me dites que vous avez sa confiance totale, mais qu’est-ce qui me le prouve ?
Le Général, je ne l’ai vu qu’une ou deux fois, et de loin encore — on ne s’approche pas comme ça du soleil — une ombre sans visage, montée sur un cheval gommé par la distance. Je ne suis pas certain de le reconnaître, si je le croisais tout de suite. Peut-être est-ce vous ? On connaît ces stratagèmes et ces doubles personnalités ; on a vu des films d’espionnage et on a lu les récits de la Guerre. Faut pas me prendre pour un bleu.
Depuis le début je suis ici moi, avec toute la compagnie, l’un des premiers à avoir posé le pied sur cette maudite terre. J’ai donc tout vu, tout vécu.
J’ai vu le Général (de loin), j’ai vu l’Ennemi. J’ai vu le champ de bataille et j’ai vu le camp dans leurs détails. J’ai vu les morts et les hommages, j’ai vu le silence après l’assaut, et le silence avant l’assaut.
Voilà ce que m’a dit le Lieutenant.
L’homme est chancelant, cette histoire le tracasse plus que ne le demande son rôle de messager. Que pourrait-il m’apprendre de ces journaux que je suppose rassemblés à la hâte par des mains travaillant dans le noir et qui ont dû mélanger les feuilles, en égarer pas mal ? Que pourrait-il m’apprendre ? une fiction encore ? celle du petit lieutenant qui voudra sauver son grade à tout prix ?
L’homme est un chiendent.
Il envahit puis occupe, son territoire ne cesse de grandir, il s’épuise ainsi en se disséminant. Voilà ce que m’a dit le Général. Par la voix du Lieutenant, tenant lieu de Général.
Votre mission est une mission d’occupation. Voilà ce qu’il m’a dit.
Vous devez occuper les hommes ; occuper l’ennemi ; occuper le territoire. Vous devez occuper tout cela et me couvrir. Couvrir ma fuite.
Du temps de votre occupation, je serai déjà loin. Tout ceci ne fut qu’un immense stratagème. Un plan au service de ma dissolution. Et vous me servirez de couverture. Vous saurez tout. Et ne direz rien.
Je suis le chiendent, j’évolue quelques pieds sous terre et avance, recouvre tout ici : les pelouses, les terrains vagues, les landes, les forêts même. J’avance inexorablement, je n’ai pas de frontière moi, pas de limite à mon expansion.
Vous saurez tout et ne direz rien. Vous êtes mes fidèles hagiographes, ô le Pharmacien, ô le Bras Droit, ô le Gardien. Vous pourrez être inculpés, vous assumerez votre faute (votre négligence) (votre résignation). Vous porterez humblement fièrement la responsabilité de mon évasion. Vous serez coupables, coupables de mon innocence.
Coupables de la rupture que j’envisage ; coupables de la langue que je ne parlerai plus ; coupables de ce corps qui m’échappe ; coupables de la réalité qui s’échinera à nier mon existence ou ma présence.
Vous serez seuls, vous deviendrez seuls, dans vos cellules, vos bureaux, vos laboratoires. Votre temps sera le temps du regret et de l’attente mélangés, votre temps sera celui du silence où votre déshonneur vous aura placés. Alors vous parlerez, trahissant une deuxième fois. Vous écrirez ce que vous savez.
Puis vous assemblerez tous ces écrits à mon propos, vous fabriquerez un grand tas de paperasses, de médailles, d’armes, de cris, de sang, de cartes, de hargne et de gloire et de courage ; sur le dessus vous placerez les pièces du procès qui me sera fait ; vous serez les témoins et les preuves de mon opiniâtre contumace.
Alors vous mettrez le feu à la mémoire, vous enflammerez le tas (non sans le couvrir d’un carburant de votre choix et des cendres de votre orgueil de vivants soldats), vous réaliserez le premier autodafé de l’histoire.
Vous brûlerez mon visage, patiemment assemblé par les actes héroïques et les faits d’armes de ma vie, par mes ordres et mes ouailles et, ce faisant, vous me tuerez une seconde fois, de la mort même la plus redoutable et la plus implacable, la mort de l’oubli.
Vous vous disculperez ainsi, mais chargés d’un poids plus lourd encore, ô mes amis, vous vous disculperez aux yeux de la hiérarchie et au nom de la frontière âprement défendue.
Alors vos nuits ne seront plus de sommeil. Alors vous ne serez plus seuls.
Vous ne serez plus jamais seuls.