« l’essaim blanc des rêves indistincts... »
A quelques minutes de la gare de l’Est il y a le chapiteau d’un cirque que je n’ai pas encore réussi à photographier. Ensuite il y a des travaux sur la voie. Un panneau conseille MARCHE A VUE, dans le sac à dos d’un ouvrier brille un saxophone. Après Château-Thierry il y a la gare d’Ay, chère à mon grand-père qui était cruciverbiste. Après Épernay, le champagne Germain et la gare Germaine. La maison rouge, sur la gauche du train, signale qu’on arrive à Mohon, dernière gare avant Charleville.
Un nouveau visage parmi les stagiaires, celui d’Aïcha dont le père travaille chez Peugeot comme le père de Jérémy qui y est magasinier. La semaine dernière Jérémy a eu un entretien d’embauche dans cette usine. Il doit constituer un dossier, le donner à son père qui le remettra au bureau du personnel, on lui répondra en janvier. Jérémy et Vincent sont toujours assis l’un près de l’autre, à la pause ils se dirigent d’un même pas vers les ordinateurs. L’accent ardennais de Vincent est prononcé, encore plus quand il est fatigué, mécontent ou impatient. Au début du stage, quand un des stagiaires lui adressait la parole il tournait ostensiblement le dos, maintenant non, il répond, parfois sourit. Il écrit et lit des textes avec des images toujours très personnelles.
Parenthèse sur la voix d’Arthur Rimbaud. En 1896, dans ses Médaillons et Portraits, Stéphane Mallarmé fait ce portrait d’Arthur Rimbaud, « passant considérable » : « L’homme était grand, bien bâti, presque athlétique, un visage parfaitement ovale d’ange en exil, avec des cheveux châtain clair mal en ordre et des yeux d’un bleu pâle inquiétant. Avec je ne sais quoi fièrement poussé, ou mauvaisement, de fille du peuple, j’ajoute, de son état blanchisseuse, à cause de vastes mains, par la transition du chaud au froid, rougies d’engelures. Lesquelles eussent indiqué des métiers plus terribles, appartenant à un garçon. J’appris qu’elles avaient autographié de beaux vers non publiés : la bouche, au pli boudeur et narquois, n’en récita aucun. » C’est moi qui italise ce silence du jeune homme d’alors dix-sept ans. Dans la biographie que Jean-Jacques Lefrère consacre à Rimbaud, j’ai relevé les citations à ce sujet. Verlaine : « C’était, pour le moment, une vraie tête d’enfant dodue et fraîche sur un grand corps osseux et comme maladroit d’adolescent qui grandissait encore et de qui la voix, très accentuée en ardennais, presque patoisante, avait ces hauts et ces bas de la mue. » Forain : « Ce très grand garçon, d’allure paysanne, ne disait rien quand il n’était pas en colère et grossier : il avait comme honte de son accent patoisant. » Est-ce pour cette raison que Rimbaud « n’en récita aucun » ? Ernest Delahaye, camarade de jeunesse, écrit de son côté : « Rimbaud, qui n’avait presque pas été au théâtre, ni reçu aucun enseignement de la diction, lisait ses vers sans emphase et sans éclats de voix, avec quelque chose de convulsif ainsi qu’un enfant qui raconte un gros chagrin, et dans une sorte de hâte. » Fin provisoire de la parenthèse.
Caroline et Jessica deviennent amies. Elles écrivent toutes deux avec facilité mais Caroline ne veut pas lire ses textes à voix haute, alors Jessica les lit pour elle. Aujourd’hui elles écrivent un texte à deux et le lisent d’une seule voix émue et émouvante. Juliette aide Latifa à mettre un de ses textes au point, son attention va et vient entre ce qu’écrit et explique Latifa et elle le récrit.
Caroline, Juliette et Latifa me remettent des textes, la première un long poème sur l’amitié et le bonheur qui s’intitule « La vie qui passe », la deuxième cette phrase : « La poésie est un acte d’amour », Latifa celles-ci :
Dans ma chambre je trouve que mon bureau est trop petit et qu’il n’y a pas assez de lumière.
Je vous souhaite une bonne fête.
Les Ardennes est l’une des régions où il fait très froid pendant l’hiver.
J’aime mes parents.
Un soir tu me sacras poète.
Je lis Chanson enfantine des Deux-Sèvres recueillie par Paul Éluard dans Poésie involontaire et poésie intentionnelle et citée par Georges Perec dans Espèces d’espaces :
Dans Paris il y a une rue ;
dans cette rue, il y a une maison ;
dans cette maison, il y a un escalier ;
dans cet escalier, il y a une chambre ;
dans cette chambre, il y a une table ;
sur cette table, il y a un tapis ;
sur ce tapis, il y a une cage ;
dans cette cage, il y a un nid ;
dans ce nid, il y a un œuf ;
dans cet œuf, il y a un oiseau.
Samah écrit ensuite la Chanson de l’affection fraternelle :
Dans El Eulma
il y a un grand théâtre
dans ce théâtre il y a une grande salle
dans cette salle il y a beaucoup de chaises
sur une des chaises est assis mon frère
sur mon frère il y a un portable
sur ce portable il y a beaucoup de messages
et parmi ces messages il y a mon message
Oumouch écrit la Chanson d’Irtchi :
Dans la Russie il y a une république
dans cette république il y a une belle mer
dans cette république il y a des gens
qui toujours chantent une chansonDans la terre du Daghestan il y a le poète Irtchi
qui écrivit une belle poésie
dans la terre du Daghestan il y a une maison
dans cette maison il y a une chansonDans cette chanson il y a un beau mot
c’est le mot kourniki
les gens aiment la chanson d’Irtchi
et tout le monde toujours chante sa poésie.
Les rencontres de l’atelier ont suivi ce processus : ne pas écrire, écrire comme on a appris à l’école ou comme les autres autour de soi (en les copiant ou en les imitant), accepter d’écrire sans savoir, au début, sous quel angle, par quels mots écrire ce qu’on peut, veut dire de soi et du monde, raison pour laquelle on lance ses phrases un peu au hasard, comme des grappins vers d’autres mots, des visages, des noms, des lieux, des images : la place Stanislas, les enfants, un handicap, la mère, le village, les rêves, le pays natal. Laetitia se propose de nous décrire le musée de l’Ardoise de Rimogne, la ville où elle est née. Pendant la pause, pour me prouver qu’elle dit/écrit « vrai » elle m’entraîne devant l’ordinateur pour me montrer le site de ce musée et les deux sortes d’ardoises de la région. Aujourd’hui elle a teint ses cheveux et porte un seyant pull jaune.
A la reprise je lis « De la difficulté qu’il y a à imaginer une Cité idéale » de Georges Perec (dans Penser/Classer) puis chacun en relit lentement, avec plus ou moins de difficultés de prononciation et/ou de compréhension, une phrase à voix haute. Les stagiaires sont toujours très attentifs à ces lectures en commun. Extraits pour rappel :
Je n’aimerais pas vivre en Amérique mais parfois si
Je n’aimerais pas vivre à la belle étoile mais parfois si
J’aimerais bien vivre dans le cinquième mais parfois non
Je n’aimerais pas vivre dans un donjon mais parfois si
Je n’aimerais pas vivre d’expédients mais parfois si
J’aime bien vivre en France mais parfois non (...)
Je n’aimerais pas que nous vivions tous à Zanzibar mais parfois si
Plusieurs mots demandent des explications : expédients, monastère, donjon... et la plupart des noms propres : Négresco, Xanadu, Zanzibar, Ursula Andress... Une fois le vocabulaire acquis, le principe syntaxique d’affirmation ou de négation avec réserve compris, on discute sur le fait de savoir s’il s’agit ou pas d’une contradiction.
Mouloud, malgré son angine, écrit :
J’aimerais bien vivre dans une cité idéale pour moi
il y aurait un aéroport pour faire des voyages en avion
il y aurait un port pour faire des voyages en bateau
tout le monde aurait une belle Ferrari pour faire de la vitesse
j’aimerais bien que cette cité idéale soit au Canada.
C’est l’hiver, et à l’heure où finit le stage il fait presque nuit, on ira tard chercher son enfant à la crèche ou à l’école, on arrivera tard chez soi, dans un appartement familial, un studio, un foyer ou chez un parent qui héberge. Il fait presque nuit et il fait déjà froid, il est possible qu’on soit malade et qu’on découvre alors chez le médecin ou le pharmacien qu’on est sans couverture sociale.
Il est parfois malaisé, les années qu’on commence à lire et à écrire, de délimiter, dans son existence, les périodes où on écrit de celles où on n’écrit pas, les périodes où on partage une vie familiale, travaille, se loge, se repose, etc. de celles consacrées à écrire et où on ne sait plus rien de ses vies familiale, professionnelle, etc. Écrire fait parfois des irruptions brutales, à des moments inattendus, et provoque des courts-circuits. Cette situation qui sépare tour à tour d’une partie de soi peut causer pas mal de tracas. Les années passant, la coupure s’apaise, en quelque sorte elle se sinophilise, l’ « autre » en soi cessant d’être un obstacle pour devenir, telle une inclusion, et quel que soit cet « autre », une présence qui aide et met en mouvement.
Au début de l’atelier d’écriture, et ayant dû répondre à des questions sur, sinon le rôle, du moins la place d’un écrivain dans un stage d’insertion tel que celui-ci, de telles pensées m’ont traversée à nouveau : était-il licite, intellectuellement justifié d’évoquer Rimbaud, Perec, la poésie, la littérature avec des jeunes gens ayant des difficultés linguistiques, sociales, professionnelles, vivant des situations humaines parfois poignantes ? Il apparaît que oui. Oui, sauf à considérer que la littérature est impuissante à convoquer la réalité et à la comprendre. Oui, sauf à considérer que la littérature ne pense pas. Oui, sauf à considérer que lire Rimbaud et Perec et écrire la Chanson de l’affection fraternelle n’est pas une arme.
Bio- et bibliographie rimbaldiennes en ligne :
Œuvres complètes d’Arthur Rimbaud sur le site Gallica de la Bibliothèque nationale
Présentation de la vie et de l’œuvre d’Arthur Rimbaud par Pierre Brunel, Matthieu Letourneux et Paule-Elise Boudou.