L’humanité insurrectionnelle d’Arno Bertina
Des châteaux qui brûlent d’Arno Bertina vient de paraître aux éditions Verticales.
Un abattoir de volailles en Bretagne. Ses cent vingt salariés qui refusent qu’on ferme l’usine et retiennent en otage le secrétaire d’État, Pascal Montville.
Une vingtaine de personnages se passent la parole, pour dire ce qu’ils pensent, ressentent, observent. On appelle cela un roman choral, c’est plus simplement le roman d’un collectif. D’un « nous » qui ne renonce pas à la singularité de chacun. Une parole qui expose ses conflits, ses doutes, ses volontés, qui parle au nom du commun et au nom de soi.
Cent vingt salariés, ouvriers pour la majorité et un secrétaire d’état, quasi un ministre, qui vivent ensemble dans le huis clos d’une usine jour et nuit, forcément ça crée de l’intimité.
Arno Bertina croise le public et l’intime, le Nous et le Je, les hommes et les femmes, les classes sociales, les champs de pouvoir (politique, médiatique, insurrectionnel). Croiser signifie mettre en relation, faire s’affronter les idées, les aspirations, les visions du monde. Oser les contradictions, défendre les opinions.
Il défait les clichés les uns derrière les autres : la violence du collectif, son côté troupeau, les supposées vulgarité et inculture de la classe ouvrière, la vanité d’un combat mené par les « gens » contre la mainmise du libéralisme et du capitalisme, tout comme le mépris et le dédain induit des classes supérieures. Aucun être humain n’est réductible à sa fonction. Montville, par exemple, n’est pas seulement l’incarnation du pouvoir, il a ses propres idées et désirs. Durant sa séquestration, il participera activement à la lutte en proposant des actions et en mettant au service du collectif ses relations.
Politiquement c’est d’autant plus insolent, car on se dit que ceux qui appliquent la politique néo-libérale mesurent parfaitement ses effets dévastateurs et ne sont pas forcément pour. Il faut d’autant plus se méfier du pouvoir, il a double visage !
La critique la plus acérée se porte sur le quatrième pouvoir, incarné par les médias. Les médias — la télévision essentiellement, puisqu’elle vise la majorité — sont notre intermédiaire avec les politiques. Un outil de communication conséquent. Ceux qui nous informent, qui agissent sur notre opinion. Qui nous aident à comprendre, à interpréter. Justement ou faussement. Pouvoir d’influence majeur. Dévastateur. Arno Bertina cite l’épisode de la chemise déchirée du P-DG d’Air France : « Tu bouscules le DRH de ta boîte et il s’en sort exfiltré sans un bleu, sans une égratignure, mais la chemise — pas tout le costume hein —, la chemise en lambeaux, ah cette chemise ! Le stade ultime de la violence. Tous les grands bourgeois des médias hurlant contre cette violence invraisemblable faite à trois morceaux de tissu, un bien de consommation, ce n’était pas violent ? […] Les média sont de droite même quand ils sont à gauche. Ils ne pensent pas que la générosité existe. Ils croient qu’un groupe est toujours bête et violent. »
Il ne faut pas se tromper d’enjeu, nous souffle l’auteur. Comme il défait les clichés, il démonte les stratégies, les manœuvres. Parmi les synonymes de « politique », on trouve dans le dictionnaire : adresse comme ruse, diplomatie comme démagogie, sagesse comme calcul.
D’où l’importance d’un livre qui ne nous manipule pas, qui, bien au contraire, est une ode à l’intelligence. « Il n’y a plus que notre fermeté, c’est elle qui nous porte. On a placé la barre très haut en proclamant le rachat de l’abattoir par ses propres employés, c’est désormais cette altitude qui réfléchit, et non pas nous. C’est cette ambition qui produit de l’intelligence, c’est elle qui négocie, et non pas nous. »
Sa grande réussite tient à plusieurs facteurs qui convergent tous dans le sens d’une attention particulière à l’humanité. Entendez par là l’être humain, le peuple, les gens, entendez également la qualité d’humanité dont on peut faire preuve dans toutes les situations. Cette humanité n’est pas une utopie ni une illusion. Ce n’est pas une consolation. La consolation n’a jamais fait preuve d’une grande audace. Ce n’est pas l’esprit d’Arno Bertina.
La chute du roman, cruelle, démentirait à elle seule toute velléité d’attendrissement. La description de la fête organisée par les salariés avec la complicité de Montville est un autre élément de l’inventivité à l’œuvre dans le roman. La livraison des poules en montgolfière pendant la chorégraphie des majorettes est un sommet de rire et d’insolence poétique. « Il ne faut pas se tromper d’ennemi, il faut rendre la colère intelligente. » Intelligente, créative, drôle. Oui, ça s’appelle l’humanité. « Il y a des hommes pour n’être pas touchés par l’humanité des autres. Quand Camus dit — je suis un homme et rien de ce qui est humain ne m’est étranger — ce n’est pas si niais car ce n’est pas si évident. »
Tout l’échantillon des sentiments et des émotions humaines est passé au crible. Colère, joie, désir, révolte, peur, envie d’en découdre, écouter, amour, regret, rêve, etc. Arno Bertina ne colle pas d’étiquette et n’assigne pas à résidence. Il ne prend en otage ni l’intelligence ni la capacité à se transformer. Il ne pratique pas la langue de bois. Il ne rend ni binaires ni simplistes les rapports entre les salariés, Montville, la négociatrice, la police. C’est une façon de croire en l’humanité dans une époque où l’on préfère mettre en avant amertume, cynisme, constat d’impuissance, désespérance et pessimisme. Ça s’appelle confiance.
Durant le siège, on entre peu à peu dans la vie des occupants. Ce sont des incises, des bifurcations, pas des parenthèses. Le trajet de Céline Aberkane, bras droit de Montville, ancienne syndicaliste, nommée négociatrice du conflit, est un beau portrait de femme. Je citerai aussi Sylvie la « cintrée », la merveilleuse Fatoumata, l’émouvant Gérard, autant de parcours complexes et troublants, fragiles et déterminés qui montrent combien un combat collectif se nourrit d’expériences et de personnalités différentes. Si le travail à l’usine fait disparaître chacune et chacun derrière leur tenue de travail, la reprise en main de l’usine et de leur avenir par les salariés se fait grâce aux dialogues et aux échanges sans masques que la grève nécessite. C’est ça, encore, l’humanité. Des hommes et des femmes à visage découvert, rendus à leur parole et leur réflexion. Nous sommes loin de la prétendue fin de l’histoire.
Curiosité, goût du débat, désir d’aller de l’avant, besoin de mouvement, humour, objectif liberté. On avait pu déjà repérer ces valeurs dans les précédents livres de l’auteur, depuis Le Dehors ou la Migration des truites. Ici, elles s’articulent et se tissent de façon directe, dans un pressant appel à la clairvoyance. « C’est ce qui pousse au combat qui est tragique, la misère, les conditions de vie ; mais le moment lui-même, le moment de l’insurrection, c’est une brèche, c’est la vie qui revient, il faut que ce soit une brèche. »
La fragilité de chacun s’appuie sur la force de tous. Elle maintient le doute, l’inquiétude, la recherche dans le vivre-ensemble, dans le lutter-ensemble qui se créent durant l’occupation de l’usine. Des châteaux qui brûlent, titre emprunté à une chanson de Neil Young Don’t let it bring you down / It’s only castles burning est un démenti brillant à toutes les tentatives d’infantilisation mises en place par la hiérarchie du pouvoir — quel qu’il soit, où qu’il s’exerce.
Ce qui s’invente au fur et à mesure des jours et des discussions, des dialogues — Bertina écrit des dialogues incisifs, vivaces, drôles —, est une expérience inédite, dans le souci du monde, dans l’engagement de soi, dans la perspective d’un avenir plus juste, car c’est possible, oui c’est réalisable. Pour finir, je laisse la parole à Bertina, ou plutôt aux cent vingt personnes qui ont choisi l’insoumission. Cent vingt pour commencer, n’est-ce pas ?
« Est-ce que vous savez que le patrimoine des 1% les plus riches de la planète a dépassé l’an dernier les 99% restants ? […] On croit que certaines formes sont des impératifs inamovibles et un jour on réalise qu’on peut se débrouiller sans un patron et sans l’actionnaire qui ne crée pas de richesse. Les 120 qui sont en bas viennent de renverser tout ça, à la mesure de leur vie. Personne ne veut les racheter, pas assez corvéables ? Ils veulent bien d’eux-mêmes, eux, et déjà ça, c’est fantastique. Notre valeur ne dépend pas de ce marché, de la grille des placements juteux publiée par Challenges. […] Le quotidien c’est ce qu’on en fait […] Il n’y a pas de fatalité, cela veut dire pas d’utopie non plus. Si l’utopie c’est des chèvres dans un pré, dès que l’idée de fatalité fait pschitt, le pré n’a plus de clôture et les chèvres sont des bouquetins aux cornes dingues et tellement agiles. »