La Dubarry de Saint-Aubin-sur-mer

Hommage à Dominique Dussidour, romancière

Ingrédients
1 chou-fleur
1 fromage de chèvre frais (ou plus affiné si vous aimez les sensations corsées)
1 litre de lait
Sel
Poivre

La façon

Il arrivait à cet âge où le smartphone gardait de plus en plus la trace d’amis décédés. Impossible d’envisager le geste de les effacer. Souvent, en parcourant le répertoire il tombait sur le nom d’un ami disparu. Selon l’humeur c’était l’occasion d’un souvenir furtif, d’une petite pensée qui faisait son chemin vers l’être aimé. Parfois, c’était le déclencheur d’un spleen flottant, il se retrouvait en suspens au-dessus de sa vie. Tous ses amis, leur avait-il consacré assez de temps ? Avait-il tout entrepris pour nourrir leur amitié ? Avait-il laissé échapper des moments importants ?
Il arrivait à cet âge où chaque disparition lui était une alerte sur le chemin qu’il lui restait à parcourir. Sans eux. Avec d’autres. A chaque disparition, il fallait pactiser avec son chagrin, rééquilibrer sa vie avec un étai en moins, recomposer un univers, se nourrir d’autres sourires, trouver d’autres débatteurs, s’accommoder de nouvelles références. Il pensait aussi qu’il fallait conforter ceux qui restaient, prendre soin de chacune de ses relations, choyer chaque instant de partage, appeler plus souvent. Il n’arrivait pas à définir ce qu’était l’amitié. Il s’est pris à penser que c’était la communion des esprits mais ça ne suffisait pas, car pour chacun d’entre eux, il y avait une attirance, des sourires, des regards, des baisers affectueux, des marques du temps qui apparaissaient sur le corps. Il y avait aussi un nuage de parfum, une odeur de crème, des couleurs de vêtements, le nœud d’une écharpe, une façon de manger une salade ou de boire un café, toute une construction qui mêlait corps et esprit.
Dans le train cet après-midi-là, quand il apprit que son amie était entrée en soins palliatifs, ultime chambre avant la défaite, les images, les rires, les saillies lui étaient revenus en vrac. Trois jeunes hommes parlaient fort dans une langue chantante et rapide, ils l’ont aidé à ne pas sombrer dans la noirceur. La vie avant tout. Il était en vrac. Peupliers, prairies, villages, maisons à colombage défilaient au son de cette langue inconnue. Des images se superposaient au réel, les déjeuners dans l’appartement sous les toits, les cafés face à la marée basse à Saint-Aubin-sur-mer, le séjour à Calais pour éprouver en face la débâcle du monde, l’amitié naissante pendant un spectacle au gymnase Aubanel d’Avignon, la promenade en vélo à Langrune-sur-mer, les visites au Palais de Tokyo, les soirées de lecture à Charleville-Mézières. Il repensa au curry d’agneau qu’elle faisait si bien et servait dans un saladier transparent et se souvint de cette journée grise où il avait confectionné une soupe dans la petite cuisine du bord de Manche. La veille, ils avaient parcouru les quelques étals du marché recroquevillé de la fin de l’hiver. Un beau chou-fleur avait été le déclencheur, la recette s’était mise en place. Il s’était retrouvé à découper chaque fleur du chou pour les plonger dans le lait chaud. Ça cuit vite le chou-fleur, juste le temps de couper le chèvre frais en dés. Une fois cuit, il avait incorporé le fromage, très peu de sel et deux tours de moulin à poivre. En dehors du feu il avait plongé le mixeur dans la casserole, le temps que le mélange devienne une mousse légère. Dans la nuit normande, ils s’étaient régalés. Le sourire d’aise de son amie à la première cuillerée, la lenteur pour déguster, le soin pour ne laisser aucune trace dans le fond de l’assiette lui revenaient. Un tunnel, son reflet dans la vitre, son amie n’était pas à côté de lui. Elle, elle partait doucement, elle s’éteignait pour laisser les souffrances de côté. Il ne pouvait pas s’y résoudre alors il écrivit une recette qu’ils avaient partagée ensemble. En descendant du train, il demanda aux jeunes hommes quelle était cette langue qui permettait un débit aussi rapide. Il enrageait de ne plus se souvenir de la réponse exacte, seulement que c’était une forme de l’arabe parlé au Soudan.
En lisant la liste des 160 ethnies de ce pays et des dizaines de langues en partage. Il repensa une fois encore à son amie si soucieuse des mots, si précise dans les locutions et continuellement curieuse de toutes les nuances des langues, qu’aurait-elle écrit à partir de cette liste ? Gaaliin, Bedja, Guhayna, Fur, Gawamaa, Kawahia, Bederia, Haoussa, Dar Hamid, Hasania, Kanuri du centre, Berti, Kenuzi-Dongola, Masalit, Zaghawa, Arabe marocain, Fulfude, Ama, Tama, Nobiin, Am dang, Lumum, Koalib, Gaam, Amharique, Daju, Arabe leventin du nord, Oromo du centre-ouest, Ngile, Gumuz, Midob, Tegali, Jumjum, Daju, Berta, Moro, Bedawiyet, Katcha-Kadugli-Miri, Zaghawa, Dajik, Krongo, Laro, Tigrinia, Burun, Bangala, Ghulfan, Shatt, Mararit, Katla, Tira, Karko, Tocho, Tagoi, Arabe yéménite, Maba, Kunama, Uduk, Tigréen, Tingal, Tulishi, Temein, Kanga, Tumtum, Gbaya, Nyangaton, Otoro, Gbaya, Ngambay, Logol, Diling, Acheron, Wali.


Jérôme Descamps est cinéaste, réalisateur de fictions et de documentaires. Il anime La Pellicule ensorcelée, à Charleville-Mézières, en Champagne-Ardennes et dans tout le Grand Est. Dominique Dussidour a écrit 6 affiches arrachées à l’amour du cinéma pour le programme de cette association. Ils ont travaillé ensemble à un film de fiction, Suzanne et les migrants, qui devait se dérouler à Calais, ville de réfugiés en transit.

20 octobre 2019
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