Christophe Caillé | La barque
On pourrait le dire comme ça, que je suis un homme comme il faut. Il me semble que personne n’irait s’opposer à ça. L’ennui, c’est que ça ne veut absolument rien dire. Déjà, est-ce que je suis un homme ? Quand le devient-on ? Ne suis-je pas encore ce garçon que d’ailleurs tout le monde trouvait tout à fait convenable ? Ai-je muri, ou serait-ce que j’ai pourri avant l’heure ? J’ai comme l’impression que l’homme en moi est mort-né et que le garçon que je suis resté ne peut même plus prétendre à être convenable. Son cerveau est en train de le trahir. Il est sur le point d’être découvert et ma première réaction est de reculer. Mais est-il temps de reculer ?
Convenable, ça veut dire grosso-modo que ça peut aller. Mais là je me dis que ça ne peut pas aller, que ça ne va pas aller ! Un homme comme il faut ne devrait pas avoir peur de se coucher. Il ne devrait pas avoir peur de s’endormir. Il ne devrait pas avoir peur de retomber dans le même cauchemar. Est-ce que je vais pouvoir le garder pour moi plus longtemps, ce cauchemar qui toutes les nuits vient frapper à ma porte, qu’une force obscure m’oblige à laisser entrer ? Non, je vois bien que non. Il faudrait à tout prix que je puisse le raconter. Il faudrait qu’il sorte une bonne fois pour toutes ! Mais un homme comme il faut n’irait pas déranger les autres avec un cauchemar, surtout celui-là ! Comment raconter ça ? Que vont-ils penser ? Et puis, pourquoi je ne le supporte pas ? Après tout, ce n’est qu’un cauchemar.
Si j’étais un homme, il me semble que j’en ferais mon affaire. Un homme, c’est peut-être quelqu’un qui a le courage de se regarder en face. Un homme, c’est peut-être quelqu’un qui admet que son cauchemar ne vient pas de nulle part, qu’il descend en ligne directe de sa culpabilité. Un homme, c’est peut-être quelqu’un qui se fait un devoir de raconter un rêve si gorgé d’intimité qu’il frise l’indécence. Un homme, c’est sûrement quelqu’un qui s’apprête à boire toute sa honte.
C’est drôle à dire mais il faut bien avouer que je faisais partie d’une bande. C’est drôle à dire parce qu’on était seulement quatre petits bourgeois, des frimeurs qui à force de s’ennuyer cherchaient des conneries à faire. L’une de nos lubies était d’aller emmerder les clochards. Il y avait un squat pas loin de chez moi où les sdf venaient boire et dormir. Des vieux, des méchants, des bien puants. Ce n’était même pas vraiment un squat. Juste des murs. Plein de courants d’air. Mais ils venaient se réfugier là parce qu’ils croyaient avoir trouvé là un havre de tranquillité. C’était sans compter sur notre rage, sur notre haine qui voulait à tout prix exister.
Chercher des noises aux clochards, je ne crois pas que j’aurais trouvé ça tout seul, mais je ne peux pas dire non plus que je me suis laissé entraîner. Nous racontions à qui voulait l’entendre que nous étions quatre comme les quatre doigts d’une main : le pouce n’existait pas, il n’était pas question de dire pouce à quoi que ce soit. Nous étions en roue libre. Quand on avait une idée en tête, il fallait la mener jusqu’au bout. Plus c’était con, mieux c’était. Les pétards, par exemple ! Un clochard, je peux vous dire que ça n’aime pas être réveillé avec un pétard sous le nez !
Ils essayaient de nous choper mais nous connaissions les issues aussi bien qu’eux. A un endroit, c’était presque comme un labyrinthe, c’était toujours dangereux de l’emprunter. Mais des fois, c’est comme ça, on a besoin de se faire peur, après on peut mieux rigoler !
Ce qu’il y a de bien avec les clochards, c’est que c’est très facile à emmerder. Ils se tenaient pour ainsi dire à notre disposition, toujours là, toujours à râler, réagissant exactement comme on aimait qu’ils réagissent, comme des bêtes, comme des pantins désarticulés.
On en a fait d’autres, bien sûr. Mais ce n’est pas ça que je veux raconter.
Un jour, dans le labyrinthe, un jour où les clochards s’étaient volatilisés, je me suis fait cerner. Des jeunes mecs. Cinq basanés. Les cheveux très noirs. Les yeux, surtout. Des yeux noirs comme le fond des lacs. A vous glacer le sang. A vous figer le corps. Exactement comme dans un cauchemar duquel vous ne pouvez pas bouger !
Où étaient-ils, mes copains ? Je ne pensais même pas à crier. J’étais obnubilé par la jeunesse de ces types qui venaient de nulle part. J’étais certain d’être le plus vieux. J’aurais prié pour qu’ils se montrassent raisonnables. Mais après qu’ils eurent échangé trois mots dans une langue inconnue, leurs poings se sont abattus sur ma figure, sur mes bras, sur ma poitrine, sur mon ventre, sur mon bas-ventre. Je me défendais comme je pouvais, mais sans doute, je couinais. J’avais la rage, mais tous mes efforts étaient pour me recroqueviller. Très vite je ne suis devenu qu’une victime. Les coups, ce sont des traits de feu qui tombent pour vous incendier.
Longtemps après qu’ils m’eurent abandonné, j’eus l’impression de me réveiller au fond d’un puits, tellement autour de moi mes os résonnaient, tellement je me sentais humilié. Les copains sont venus me récupérer. Ils m’ont ramené comme ils ont pu jusqu’à chez moi. Faut croire qu’ils m’ont traîné.
Mes parents ont alerté la police. On n’a apparemment pas eu de difficultés à trouver les types. Mes copains les ont identifiés. Moi-même sur les photos j’ai reconnu leurs regards. D’eux à moi le courant de la haine était si bien passé qu’on n’était pas près de s’oublier !
Bien sûr, les gars étaient sans papiers. On les a renvoyés chez eux, du moins là d’où ils disaient venir. A cause de leur violence, on n’a pas beaucoup tergiversé. Je suis resté quelque temps sans guère bouger. Mais en quelque sorte je me sentais vengé. Je me disais : ils ont mis six mois pour venir, et voilà qu’en un jour ils sont expédiés.
Il n’a pas fallu longtemps pour que le cauchemar arrive. Le temps de me remettre. Le temps de dire aux copains : faites ce que vous voulez mais allez-y sans moi. Le temps de rencontrer une fille. Le temps de me rendre compte que je ne pouvais pas tout lui raconter. Le temps de lui mentir, de lui dire que mon léger boitement était dû à une chute. La honte ! Le temps d’apprendre ce qu’est la honte, ce qu’elle est vraiment, quand c’est vous face à vous, quand il n’y a personne d’autre que vous-même pour vous juger, quand c’est vous et vous seul qui vous déclarez coupable !
Une nuit le cauchemar est venu pour faire toute la lumière sur mon cas désespéré. Et il revenu, oui, il est revenu pour me hanter, m’obliger à me pencher sur des failles que je croyais cachées, rouvrant des blessures connues de moi seul qui se sont mises à puruler afin de dire la vérité, rien que la vérité, toute la vérité.
Voilà le topo.
Je suis seul. Je marche le long de la berge d’un fleuve. Tout d’un coup, ils sont là. Les cinq gars. Je les reconnais à leur regard. Ce qu’il y a, c’est que ce sont eux sans l’être. Comment dire ? Ils sont encore plus jeunes que je ne pensais. Et puis, ils parlent français. Et puis, ils disent que je suis sympa, des trucs du genre. Ils ont une barque et ils me proposent de faire un tour. Je monte avec eux. Mais je suis le seul à m’asseoir, et lorsque je les regarde pour les interroger des yeux, j’ai une étrange sensation, comme une impression de déjà-vu, ou plutôt de déjà-connu. J’essaie de trouver pourquoi, et soudain, je sais : ils sont morts. Je le sais comme on sait qui on est. Ils sont morts et je suis coupable. J’ai un mauvais pressentiment et je voudrais rejoindre le rivage. Trop tard, la barque vient de partir. Je ne bronche pas, et pourtant je ne suis pas tranquille. Inutile de leur poser des questions, je sais qu’ils n’ont plus rien à me dire. Je les regarde, consterné. Ils ont l’air de ne pas savoir qu’ils sont morts. C’est moi qui aurais quelque chose à leur dire ! Mais la honte me bâillonne la bouche si bien qu’en moi-même je ne fais que ressasser, ressasser, ressasser… Bientôt ce n’est plus un fleuve mais la mer, la mer qui se déroule à n’en plus finir. Où va-t-on ? Les vagues sont en train de grossir et je commence à avoir peur, très peur : j’aurais presque envie de crier. Mais encore une fois je n’ose ouvrir la bouche, cette fois à cause de leur calme. Ils sont calmes comme ceux qui sans craintes désormais n’ont plus besoin de s’agiter en pure vanité, calmes comme tout ce qui se trouve à des profondeurs insoupçonnées. Debout dans la barque qui tangue, chacun fixe une direction. On dirait des sentinelles. Ils ont une mission à accomplir et le doute ne leur est pas permis. Je n’ai que le choix de m’en remettre à leur sagesse. Je sens que le mieux est de fermer les yeux.
Seulement, quand je les rouvre, mes compagnons ont disparu. Je suis seul dans la barque. La mer est déchaînée. Le ciel est noir comme si le soleil ne devait plus jamais reparaître. J’agrippe désespérément les bords de la barque qui à tous moments paraît sur le point de chavirer. Mon cœur bat à un rythme effréné. Je lutte de toutes mes forces mais je suis si balloté que j’aurais presque envie de me laisser aller. Je pense : les vagues me tendent les bras. Et elles les tendent en effet, à bloc, afin de me cingler. C’est sûr, elles viennent me chercher et j’ai une furieuse envie d’abandonner la lutte et de les suivre, de me glisser entre elles, de quitter l’hostilité du dehors pour rejoindre leurs eaux que j’imagine immobiles et apaisantes, à l’intérieur desquelles je voudrais me lover. Mais il ne faut pas ! En ce moment mon être entier aspire à la tranquillité, et cependant je ne veux qu’une chose : maintenant, me réveiller !