« les corps caverneux » ou ceci n’est pas un voyage autour de ma chambre

C’est au septième mois de ma résidence Île-de-France que le confinement pour cause de covid-19 a été mis en place. J’ai continué l’écriture des corps caverneux, sans que mon écriture ne réponde à l’actualité, même si le texte enregistre l’onde de choc causée par de nombreuses attaques sociales et environnementales contemporaines. Depuis ce rétrécissement du champ qu’est le confinement, j’ai choisi de confronter mon texte en cours d’écriture à la crise sociale et sanitaire en enregistrant des extraits de la séquence « rodez blues » dans mon environnement immédiat, afin d’ouvrir un espace de vigilance.

J’ai donc mené plusieurs enregistrements de deux extraits des corps caverneux sous forme de ce que j’appelle « transpoèmes » : ce sont des poèmes transgenres qui mutent et migrent, des segments que je prélève de mes textes publiés ou en cours d’écriture, que j’assemble et que j’enregistre à l’aide d’un zoom audio, parfois de mon téléphone, en différentes situations et différents lieux, et qui sont ensuite intégrés à d’autres œuvres, installations et œuvres collectives (musicales, scéniques) mais qui peuvent aussi être écoutés pour eux-mêmes ou diffusés à la radio et sur le web.

En confrontant le texte « rodez blues » et ma voix le disant, aux bruits et aux sons des rues, le texte s’ouvre au contexte. Les transpoèmes témoignent de ce que la mobilité des sons est le seul mouvement possible dans cette période recluse où nous percevons le réel via des plans fixes à travers nos fenêtres, comme le montre le film des instants de Frank Smith. Le son est ce qui réapparaît puisque nous avons moins à voir. Nos mouvements étant arrêtés et contrôlés, ce sont les sons qui circulent, qui figurent le hors-champ.

C’est précisément le caractère anodin des bruits, du pépiement des oiseaux et des bribes de conversations, des voix qui résonnent dans des rues vides, qui fait signe vers le drame sanitaire et social : ces bruits et ces sons indexicaux racontent une autre histoire. Quelque chose d’anormal se trame là, comme dans une bande-son de science-fiction, comme dans des rues trop vides, où chantent trop les oiseaux. Or comme l’a dit justement Philippe Beck : la poésie est une science-fiction.

Le poème extrait de « rodez blues », écrit depuis le présent, qui évoque le monde qui brûle, est un poème de science-fiction ; la bande-son est, elle, un instantané, sortie de l’actualité : entre les deux un écart fructueux qui nous rend vigilants au tropplein et au trop vide.

Ces poèmes ont été publiés sur Libr’Critique par Fabrice Thumerel :

http://www.t-pas-net.com/libr-critique/creation-laure-gauthier-transpoemes-rodez-blues-ou-de-la-relativite-du-silence-1-2-du-dehors/?fbclid=IwAR0f7dhJQr6rYdVXLMdT_WC7Mf2YBfGLtrc6c0cB8exlNs2juQrcI3b_Oa0

J’ai également réalisé des enregistrements de transpoèmes à partir de textes des corps caverneux depuis ma chambre-bureau, pièce où j’ai passé le plus clair de mon confinement. Enfermée dans un petit appartement, j’ai séjourné dans cette chambre-bureau où je travaille et essaie de dégager des zones libres pour écrire.

J’ai voulu interroger ce qu’est la chambre en temps de crise sanitaire, sociale et politique. Ma chambre n’est pas un lieu idéal, de retrait, comme Xavier de Maistre a conçu la sienne dans son Voyage autour de ma chambre, tirant profit de son « assignation à résidence » qui a duré 42 jours. Elle n’est pas cette « contrée délicieuse qui renferme tous les biens et toutes les richesses du monde » (Xavier de Maistre, Voyage autour de ma chambre, in : Œuvres complètes, nouvelle édition, illustrations de G. Staal, p. 119). Si la situation que vivait Xavier de Maistre, à savoir un assignement à résidence, peut être comparée à notre confinement, la comparaison s’arrête là : ma chambre est davantage une Fenêtre sur cour où je perçois des bribes du drame qui se joue.

Dans une époque qui prétend tout sa-VOIR, l’absence, le retrait, l’impossibilité de voir fait revenir le son au premier plan de la perception. Non, il ne s’agit pas d’un voyage autour de ma chambre, mais d’un voyage des sons au travers de mon poème. Une double sonorité émerge. Dans La chienne, Jean Renoir ouvre le champ filmique au travers de la fenêtre du peintre vers l’appartement de la voisine en contre-champ. Dans A bout de souffle, Godard laisse la caméra courir sur une affiche peinte par Renoir père, et quand J.-P. Belmondo ouvre la fenêtre, on perçoit, en clin d’œil à La chienne, une ouverture du champ, sonore cette fois. En élargissant la profondeur de champ sonore et en complexifiant la bande-son, les transpoèmes « rodez-blues », captés depuis ma chambre, rejouent le poème, font entendre autrement le texte, et créent des tensions entre les sons indexicaux qui renvoient à la crise et ma voix lisant le poème. Ils ouvrent l’espace du poème et s’y immiscent, nous faisant par là-même percevoir certains espaces-temps du texte, autrement :

Tu as six parfums de carambar en poche, mais ne connais le nom des roches,
Soudain, tu as vu la clocharde du monde et elle te criait :
J’AI VU MOURIR LES MUSEES

Ces autres transpoèmes ont également été publié sur Libr’Critique :

http://www.t-pas-net.com/libr-critique/creation-laure-gauthier-transpoemes-rodez-blues-ou-ceci-nest-pas-un-voyage-autour-de-ma-chambre-2-2-du-dedans/?fbclid=IwAR33cN_mcCmtVpoA9xT5FQvneEUM6bzUIu-ef1y6nxm3s1NZm8M-HbYaiTM

19 mai 2020
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