Lídia Jorge, la fabrique de nos rêves

Grande écrivaine de notre temps, la Portugaise Lídia Jorge vient de publier Estuaire aux éditions Métailié.
Un livre qui acquiert la transparence de l’eau dans sa composition comme dans son style. Et comme la mer, ou le fleuve, sous la transparence, viennent les autres couleurs, le noir profond, les abysses.
La famille Galeano. Le père, armateur, vit avec sa sœur Tatiana, dite Titi, qui a élevé les enfant après la mort de leur mère juste après la naissance du dernier, Edmundo.
Les enfants, des adultes aujourd’hui, reviennent tous pour une réunion de famille dans la maison bourgeoise, face au Tage. Ils apprendront que le père est ruiné. Qu’ils ont perdu tous leurs biens.
Il y a Alexandre l’ingénieur qui a mal conseillé son père, sa femme, la superstitieuse Rosario qui lui demande d’aller jeter une bouteille àla mer avec un message. Joao Vasco et Nadja sa jeune amoureuse qui attend un bébé. Silvio qui ne veut pas perdre son cheval nommé l’Immortel. Charlote et son fils David. Et enfin, Edmundo qui ouvre et clôt le roman.
Edmundo revient d’une mission humanitaire dans les camps de réfugiés de Dadaab en Afrique - la "triste ville poussière", comme l’appellent les kenyans -, il y a perdu la moitié de sa main. Depuis longtemps, il pense qu’il faut écrire moins un nouveau livre qu’un livre nouveau, un livre qui dise le réel et l’irréel du monde, le visible et l’invisible. Edmundo cherche de l’aide dans les grands auteurs de la bibliothèque familiale. Alvaro de Campos, l’un des hétéronyme de Fernando Pessoa, hante ses pages avec les vers de l’Ode Maritime. L’Iliade vient àla rescousse. Mais quelle épopée écrire aujourd’hui quand tout se casse, se fissure, se morcèle, se démantèle ?
Alors, lentement, le temps du roman, de sa main àdemi-détruite, en lieu et place d’écrire la gloire, Edmundo tient la chronique d’une vie, d’une famille, d’une société, d’un système, d’un monde sur le chemin de la décomposition.
Se rapprocher du monde qu’il connaît, observer àla loupe - car rien n’est général ni grossier dans la vie des êtres humains -, les agissements de ses frères et de sa sÅ“ur, sonder l’humain et ses contradictions, voir que rien n’est àsa place, et que la vie n’est jamais complète. Leur père pensait autrement, "la vie n’est complète que si, lorsque nous mourons, nous sentons que nous avons acquis la connaissance suffisante pour naître ànouveau", et il croit laisser tout àsa place juste avant de se pendre.
Lídia Jorge a construit son roman en un flux et reflux, d’envoà»tants allers retours entre ses personnages et différentes temporalités. La fluidité de sa composition est devenue telle qu’on n’en voit pas l’inventivité, seulement la simplicité. Edmundo fait le lien par ce rêve de livre qui l’obsède, métaphore de la littérature, de son ambition, de ses nécessaires humilité et lenteur.
Depuis longtemps, l’écrivaine travaille la choralité et les liens amoureux de la littérature et du monde. Je dis amoureux, même s’ils sont parfois très sombres, même si la "sphère immonde" menace l’infini des océans. C’est en ça que réside la nécessité du roman. Garder la vie au sein de la catastrophe. Garder vivants nos désirs, nos espoirs. Et lucides nos actes. Et grands nos rêves. Les emprunts d’Estuaire vont des livres aux livres, car tout est dans les livres lorsqu’on les écrit avec souci de l’art autant que du monde. Car le monde a besoin qu’on se soucie de la façon dont on parle de lui, et l’art – tellement mieux que la politique, les médias, les réseaux sociaux -, donne une vision du monde qui embrasse passé, présent et avenir. Qui nous met au défi d’être de ce monde, ou de le regarder se faire et se défaire.
Parmi les membres de la fratrie, tous terriblement attachants, tous en proie au déchirement dont la ruine familiale n’est qu’un symptôme - les errances de Silvio et de son cheval l’Immortel en sont une merveilleuse illustration -, il y a Charlote. Encore un personnage de femme marquant dans l’Å“uvre de Lídia Jorge - je pense notamment àl’extraordinaire chÅ“ur de La Nuit des femmes qui chantent. Charlote et son fils de huit ans, David. David aime la Baleine 52 Hertz "parce qu’il aime le mystère sans se rendre compte que lui-même est oeuvre de l’inexplicable", dit Charlote. Car comment un enfant peut-il ressembler àl’homme que sa mère a follement aimé, Amadeu Lima (un chercheur qui se consacrait au droit de la mer), et non àson père biologique ? Charlote, hantée par cet amour, un "éclair" qui l’a illuminée pendant deux années, aimerait sauver sa famille de la ruine en allant au palais ministériel où Amadeu Lima occupe désormais un poste important. Mais elle fait demi-tour car l’écart est trop grand, cet écart entre langage et réalité, entre raison et passion, dont David est l’incroyable incarnation.
Les mystères et la magie sont au cÅ“ur de l’Å“uvre de Lídia Jorge, ils sont au cÅ“ur de nos vie en-dehors de toute croyance religieuse. Nous produisons nous-mêmes certains mystères. C’est ce qui fait l’originalité de notre présence sur terre et c’est ce qui fait du roman autre chose qu’un enregistrement de la réalité. Toujours cette transparence qui laisse voir les autres couches de signification.
Le roman n’est pas chronologique, la chronologie est un leurre comme le reste (la vérité, l’explication, le naturel, etc.) Nous sommes faits d’histoires réassemblées selon chacun, chacune. Autant de personnages que d’histoires. Une histoire est faite de toutes les histoires. Avec ses répétitions, ses variations, ses contradictions.
Ce que donne àvoir, àsentir, àentendre Lídia Jorge, c’est l’extraordinaire intranquillité des choses, nos capacités àconstruire et nos facultés àruiner, nos pulsions, nos logiques, nos ressources et nos renoncements, nos arrangements avec le réel, la fabrique de nos rêves. Pour cela il faut faire confiance au langage, en repousser les limites, déployer ses infinies possibilités. Lídia Jorge y Å“uvre avec maestria.

Estuaire de Lídia Jorge, traduit du portugais par Marie-Hélène Piwnik, aux éditions Métailié.

Claudine Galea

3 décembre 2019
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