Kaddish pour un orphelin célèbre et un matelot inconnu
Roman d’Emmanuel Ruben.
« Le seul qui me parlait de ton pays, le seul dont j’avais lu les livres, c’était Camus ; mais l’Algérie qu’il évoquait dans ses romans, ses nouvelles, était une contrée mythique, allégorique, c’était une Algérie vague, insituée, sans contours, parfois même innommée, qui se retrouvait parachutée dans un Septentrion de l’esprit. »
L’Algérie que recherche le narrateur (et l’auteur), c’est celle où a vécu et où est mort (et a été enterré) le grand-père. Il la reconstitue en suivant le fil rouge de la grande histoire, en y intercalant des bribes de mémoire transmises par ses proches, en questionnant photos, papiers divers, coupures de journaux et en s’inventant, lui qui n’y a jamais mis les pieds, un pays avec contrastes, odeurs, couleurs, arbres, espace. Il y ajoute la Méditerranée et ses portes qui s’ouvrent au monde. Revient sur le passé récent, sur la guerre, sur l’exode. Promet d’entreprendre un jour le voyage. De fouler la terre où repose celui qui, par bien des côtés, joue pour lui, des décennies après sa mort, un rôle fondateur.
« Aujourd’hui je suis fier de savoir que cette guerre t’a laissé en paix outre-mer ; fier de savoir que tu as déserté la énième armée de honte l’arme au poing, que tu as fichu le camp, rompu le rang, mis la clef sous le paillasson sali de l’Europe. »
C’est en remontant la généalogie familiale, dans des contrées de plus en plus hostiles, qu’il parvient à toucher de près la réalité de l’homme qui devait devenir son grand-père. Il retrace son parcours, ses 45 années de vie sur terre, sa reconversion d’ancien matelot-télégraphiste en agent comptable. Il lui parle, lui demande quelles étaient ses lectures et ce qui se cachaient derrière ses longues insomnies. Il bute naturellement sur les raisons de sa mort volontaire.
« À quoi pensais-tu, dans les derniers instants ? Le doigt crispé sur l’échappatoire glacée, te disais-tu “maintenant je suis à moi !” tel Caton d’Utique ayant caressé le tranchant du glaive qu’il reçut des mains d’un enfant ? »
La langue employée par Emmanuel Ruben dans sa prière aux morts est lyrique, rageuse et tourmentée. Il procède par incises brèves, impulsant nervosité et densité à son texte. Les vingt chapitres qui composent l’ensemble permettent un va-et-vient permanent entre les deux rives de la Méditerranée, non seulement en mêlant passé et présent mais aussi en décrivant, discrètement, la place que Camus a pu occupée au sein d’une famille dans laquelle sa présence rassurante et durable de mort donnant toujours de ses nouvelles a souvent permis de pallier (et de comprendre) l’absence du disparu de Guelma.
Emmanuel Ruben : Kaddish pour un orphelin célèbre et un matelot inconnu, les éditions du sonneur.