Lucie Taïeb | Art de panser
1-
Je ne vous cacherai pas que mon chagrin est grand.
Certains matins je me lève et je n’ai pas de mains.
Certains matins je suis sans voix tant mon chagrin est grand.
J’ai la réputation d’être une personne difficile.
C’est pourquoi je ne peux vivre que dans le plus grand calme.
On me croit rarement lorsque je dis que j’ai de fureur arraché de mes dents l’oreille d’un
[amant.
On ne demande pas pourquoi. On ne dit pas quelle fureur, quel amant, quelle oreille.
On ne me croit pas.
Je l’ai avalée.
Je ne sais pas pourquoi je me confie ainsi.
Il se peut que déjà je sois allée trop loin.
2-
Moi aussi.
Mon chagrin est grand.
On m’a dit de venir habillée correctement.
J’ai compris qu’il fallait que je me fasse belle.
Je me suis habillée correctement.
On me croit rarement lorsque je dis que j’ai, de fureur, mordu au sang
J’ai dans le dos la marque de ses dents.
J’aurais voulu rester sans marque.
Certains matins les bras m’en tombent.
Je voudrais pouvoir parler sans qu’on me coupe la parole et écouter sans couper la parole.
Cela n’arrive pas.
Je m’excuse.
Je suis désolée.
On m’a appris qu’il fallait réparer ses fautes.
Ou tenter de le faire.
Prendre sa vie.
L’un est venu et il a dit qu’il n’y avait pas de fautes.
Si je te blesse.
C’est un risque, il a mordu mon épaule nue.
Si je te blesse je te panse.
Je te blesse pour te panser.
Un jour viendra et nous serons en paix.
Je ne crois pas.
Prendre sa vie.
Et nous serons en paix.
3-
Je me suis habillée correctement et j’ai peint mon visage.
Je me suis présentée à l’heure et j’ai dit bonjour en souriant.
On a loué la douceur de ma voix et j’ai souri encore.
J’ai résolu de ne pas parler en pleurant car c’est inconvenant.
Comme d’ouvrir la bouche en mangeant.
J’ai résolu de ne pas pleurer.
J’ai résolu de me tenir droite et de ne bouger que les lèvres.
Et de ne pas hausser le ton.
Ce qui te sauve n’est pas une main tendue,
ce n’est pas un mot qu’on t’aurait dit,
ce n’est pas une promesse.
4-
Du christ la seule blessure qui m’émeuve est celle à son flanc.
Fleur de chair que vient soigner le médecin de campagne.
Dans mon rêve, l’homme armé d’une lame de rasoir me blesse au même endroit.
Je le blesse au même endroit.
Côte à côte, sa tête sur mon épaule, à l’arrière d’une voiture, nous nous vidons de notre
[sang.
Et cet homme est mon frère et moi.
Et celui qui conduit nous mène à notre perte.
Nous voulons
nous vider de notre sang et que nos sangs se mêlent,
éprouver cette fraternité.
Lui qui me blesse et que je blesse.
Je ne vous cacherai pas
que mon chagrin est grand.
5-
Confrérie des mutilés
Brian Evenson
Un meurtre a eu lieu
parmi la confrérie des mutilés.
Le détective chargé de l’enquête
doit choisir entre son intégrité physique
et la connaissance
puisque la perte de chaque partie de votre corps
à commencer par la main
correspond à un degré supérieur d’initiation.
Le chef de la confrérie,
sans mains, ni bras, ni jambes ni sexe ni oreilles.
Homme tronc.
Ne reste que la tête.
Plus de langue.
6-
Certains matins, ce qui me manque,
jambes coupées,
souffle court,
plus d’une fois laisser tomber sur le parquet,
qui se brise.
Il n’y a plus aucun tremblement dans ma voix.
Il n’y a aucune raison de sentir son cœur s’attendrir.
Il se peut que de fureur, un jour, j’arrache.
Mais d’ici là, cette fureur
Et l’avale.
7-
Cette blessure était celle
Je ne vous cacherai pas
Au flanc est la seule qui m’émeuve
Médecin de campagne comme fleur
Ne pas te blesser
Ne pas te panser
Te laisser sans rien qui avive
Et bientôt terne sans le rouge
Cette opulence cette paix
Cette fureur n’en est plus une
Longuement de ses mains
Appliquant baumes et compresses
Dans ce silence où mon corps disparait
Je ne sais plus ce que je dis
Au cou cette morsure
Au cou, cette ligne tracée où viendra s’abattre
Une lame effilée
Au cou mes bras ma bouche chaude
Si tu as connu la joie
C’était un souvenir
Si tu as perdu la tête
Un accident
Reste le geste
De sa paume contre mon cou
Et les doigts enserrant la nuque
8-
« La manière de traiter les plaies faites tant par hacquebutes que par flèches et les accidents d’icelles comme fractures et caries des os, gangrène et mortification, avec les pourtraits des instruments nécessaires pour leur curation et la méthode de curer les combustions principalement faites par la poudre à canon
Le tout composé par Ambroise Paré, maître barbier chirurgien à Paris. »
Cherche moyen de panser les plaies nouvelles, celles qui brisent les os en parts infimes, celles où la poudre à canon se mêle à cette bouillie d’os, chair et sang brûlé, et où l’on appliquait jusque-là
« cautères, et autres remèdes forts et douloureux, au grand tourment et vexation des pauvres blessés ».
Or, lui, tente autre chose, en ces guerres qu’il suit, pour les blessés qu’il voit à l’hôtel dieu, certains parmi eux soigne comme il a vu faire, et aux autres, applique médicaments doux et lénitifs. Et le lendemain les revisitant tous, trouve que ceux qui avaient été pansés par médicament doux se portaient trop mieux que les autres.
9-
Je ne vous cache pas
De voir nos sangs
Non mon chagrin
Non notre sang
Se mêler
De voir
Trembler
Nos fluides se mêler
Trembler ton sang
Dans ta bouche trembler
Ne vous
Non
Mon chagrin
De voir votre main
Trembler certains matins
De voir comme tranche
Et chute
Voir
Trembler trancher chuter
Ce monde mon chagrin