Mutations en chaîne — ou ce que Corona fait à nos vies
La pandémie de Coronavirus que nous traversons actuellement semble entraîner toute une série de mutations enchevêtrées. D’abord des mutations virales, car ce virus est en permanence en train de muter d’un corps à un autre et de façon imprévisible. Ensuite des mutations vitales, car nos corps comme nos esprits doivent s’adapter à cette maladie émergente pour y faire face et la combattre. Des mutations sociales enfin, car le Coronavirus dévoile au grand jour les limites de notre système néolibéral mondialisé, ainsi que notre commune vulnérabilité.
√ · MUTATIONS VIRALES
Il est arrivé sans que je sache d’où. Pas la peine de chercher.
Premiers symptômes deux jours à peine après le début du confinement.
« Les non-humains sont la vie à 99% » : on venait tout juste de faire la nouvelle vitrine de ma résidence au Rideau rouge. Mammifères, plantes, oiseaux, poulpes, champignons et microbes, toutes et tous impassibles sur des premières de couverture.
Et voilà que le Coronavirus a opéré une migration express (bien que prévisible) depuis la Chine. Qu’il est tombé en plein milieu du château de cartes qu’est notre « grande Nation ». Qu’il s’est installé dans tous les pays de la planète à une vitesse sans précédent. Que tout a soudain fermé — animations annulées, librairie à l’arrêt, résidence à domicile assignée.
Et voilà, de surcroît, que je l’ai attrapé.
Ou, pour être plus juste, qu’il m’a attrapé.
Pour celles et ceux qui croient qu’il n’y a pas de hasard, il faut dire que j’avais un peu provoqué le destin. Tout un cycle sur le fait que nous, êtres humains, ne sommes pas grand-chose. Que le vivant toujours nous excède. Que nous devrions largement plus nous inspirer de lui et de son extraordinaire diversité. Et que tout ce que nous détruisons ne restera pas sans retour de bâton. Car Gaïa est un circuit fermé mis sous pression — et que tout nouveau déséquilibre entraîne d’imprévisibles chaînes de réactions.
δ · MUTATIONS VITALES
Une petite boule, à l’image d’une planète, mais recouverte de flagelles. Virus à couronne, un peu comme un soleil. Mais un de ces soleils noirs qui peuvent, sans prévenir, éclipser tout un ciel.
Milieu de nuit. Confinement jour 7. Au plus profond des heures sombres, je me réveille. Frissons, nausées, fièvre. Le sentiment que ça s’agite dans tout mon être. Et ce poids : comme quelqu’un monté sur ma poitrine. Cage thoracique qu’avec peine je soulève. Bienvenue à toi Corona. Malgré la fatigue, mon corps et mon esprit en ordre de bataille.
Ça faisait trois ou quatre jours que je le pressentais. Les débuts de gêne respiratoire de ma compagne, une barre depuis deux soirs dans les lombaires, quelques maux de crâne. Mais c’est à 4 heures du mat’ qu’il sera véritablement venu me cueillir, ce vicieux virus de la lignée des SARS.
Fin de nuit compliquée. Somnolence assise pour moins mal respirer. Le jour semble mettre des jours à naître.
Enfin le soleil, le vrai. Et la lumière qui semble faire se tapir l’intrus. La journée qui suit — bien que la tête dans un bocal — se passe plutôt bien.
Le soir revient, accompagné du redoublement des symptômes. Virus vampire que la clarté effraie ? Virus stratège qui n’attaque que le sommeil ? Toujours est-il que cette nuit numéro 8 me laisse un goût de marée noire. Comme un liquide visqueux s’infiltrant jusqu’au fond de mes bronches. Moins le sentiment d’être fragile cette fois-ci, mais clairement d’être infesté.
Pendant cinq nuits encore — decrescendo — l’assurance de ne pas être seul en moi-même. Et à l’heure où j’écris ces lignes, plus rien depuis 72 heures, si ce n’est la gorge un peu enflammée. La mémoire de notre commune vulnérabilité. Une petite queue de tempête.
J’ai 29 ans et aucun problème de santé, donc les risques de complication étaient minimes. J’ai globalement été chanceux car cette contagion n’a pas dégénérée. Mais, clairement, je ne souhaite à personne cette rencontre intime avec le Corona — et encore moins aux asthmatiques et aux personnes âgées. Car même en étant jeune et bien portant, on sent qu’il y a quelque chose de retors et dangereux dans les pouvoirs de ce virus. Pas une simple grippe. Pas forcément plus violent, mais plus étrange. Sournois. Pneumopathie atypique.
Quelque chose d’inédit pour chacun de nos organismes. Infection émergente. Inouïe.
§ · MUTATIONS SOCIALES
Pourtant, le Coronavirus n’est pas une maladie très grave. C’est important de le dire et de le répéter. Sa létalité est faible, et il ne tue quasiment que des personnes déjà fragilisées. Ce qui semble grave avec cette épidémie, par contre, est de deux ordres.
Premièrement, la rapidité avec laquelle l’ensemble de la planète a été touchée. D’épidémie en Chine orientale à pandémie mondiale en deux mois à peine. Déjà une première mutation d’ampleur. L’humanité dépassée par ses propres flux. La mondialisation à outrance officiant comme une série de traînées d’essence. Accélérateur de contamination à base d’énergies fossiles.
Ensuite, la précarité de nos systèmes de santé. En France de manière aussi éclatante que partout ailleurs dans l’Occident néolibéral ; et dans tous les pays pauvres (qui sont la majorité), le dénuement sanitaire. Une douloureuse et tardive prise de conscience. Comme un réveil avec une gueule de bois en plein tremblement de terre. Le constat est sans appel : malgré nos grands airs, nous ne sommes pas en mesure de protéger les plus fragiles. Nous ne pouvons pas encaisser le choc — qui, une fois encore, pourrait être bien pire. Tous les beaux discours valdinguent et font trébucher avec eux les fantasmes de puissance.
Corona éclaire d’une lumière blafarde une indéniable réalité : ce que nous partageons le plus, nous êtres humains, c’est notre vulnérabilité. Et nos systèmes sont aujourd’hui structurés de façon symétriquement inverse à cette vérité crue.
Nous érigeons de colossales pyramides mais le sol, lui, reste d’argile.
Nous vivons dans des sociétés qui sont déjà sous assistance respiratoire, car tout y est de plus en plus artificiel et hors-sol. Des flots d’argent virtuel pour continuer à piller la planète — de la consumation derrière chaque acte de consommation.
Sans encore le reconnaître, nous sommes désormais dans l’obligation de questionner la constitution profondément coloniale de notre monde — et sur laquelle reposent nos vies quotidiennes (monocultures, énergies fossiles, biens manufacturés délocalisés, etc.).
C’est donc nos sociétés qu’il va falloir faire muter.
Ce ne sont plus seulement les discours des écologistes, des décroissants et des libertaires (qui tirent des sonnettes d’alarme depuis plus d’un siècle) : ce sont les faits qui nous acculent.
Et si la vulnérabilité est notre plus profond commun, alors ce qu’il nous faut impérativement bâtir, ce sont des systèmes d’entraide pérennes. Des rhizomes et non des pyramides. Des solidarités de subsistance, territorialisées et confédérées. Abandonner la centralisation pour des réseaux distribués. Cheminer vers un communalisme biorégional.
Pour ouvrir la voie à ces métamorphoses, et comme l’ont déjà fait tant de communautés autochtones, nous pouvons prendre exemple sur l’organisation du vivant et de ses écosystèmes naturels. Biomimétisme. Car la vie résiste et s’évertue à encaisser les chocs.
Reconstruire des modèles depuis d’autres socles. Notamment :
Résilience. Interdépendances. Coévolutions. Symbioses.
Exactement ce que font déjà tous les non-humains. Et donc la vie à 99%.