Nicolas Pesquès | Répertoire
Répertoire
Au risque de passer au large du projet de ce livre, j’en retournerai la proposition et, plutôt que de suivre un « journal en poèmes », je prélèverai dans le texte quelques séquences détachables pour les lire comme des poèmes en journal. Quitte à retendre après coup une ou deux transversales.
1
Le premier s’intitulerait : Jacques Dupin. Il regrouperait un bloc et plusieurs journées éparses. Dès le deuxièmejour de l’année du livre, le maître est là, il donne le ton, et c’est celui de son propre chant funèbre :
« après l’avoir tondu
un jour d’août à cerbère
son rire se dessine
au col remonté sur la nuque
le roi est mort
le fou danse sur sa diagonale
un dernier vers au fond du crâne »
Il est rare d’être servant plus intime, à la fois page et camarade et, fidèlement, passée l’abdication, de cueillir deux vers comme si c’était les siens.
On le retrouve dans les deux derniers jours de l’année du livre, la boucle se referme. La coupure est un retour ; le livre fait la roue, il pousse son rocher sur la pente puissante et tenace qui hante son Rhône d’écriture.
Et encore, avant de l’accompagner tout un novembre accroché au contrefort ardéchois, on l’aperçoit, flambées de présence, claudicant parmi les chèvres dépenaillées dans les touffes de thym. Un bref miracle sonore, comme dans un rêve, fait tinter son bourdon minéral, la rocaille d’un écho et d’un boitement qui est celui formidable de l’œuvre autant que de son corps malmené dont il dira tout à la fin de sa vie qu’il avait « pris un bain de pierres », et dans cette expression – l’une de ses toutes dernières à lui, Jacques Dupin – il ya l’exacte figure d’un pouvoir de nage sur les écueils, générant une sorte de bien-être au sein du chaos et sa capacité à se briser l’échine sur les hauts-fonds qui fut sa manière d’employer bosses et remous pour descendre en rabotant une vie d’écriture magnifiquement accidentée.
Retour au chant tacite et à la journée du 15 février qui dresse un écran et une écoute où se recueille, pour celui qui écrit après, dans la discipline autant que dans la liberté, les preuves d’un magnétisme.
Est aussi salué au jour dit l’anniversaire de sa naissance (4 mars 1927) :
« il dort et s’en va
un trait de lumière matérielle hérissé bat au fond de l’ombre »
comme s’il s’agissait d’une partance neuve, et de l’impossible détachement du souvenir de l’homme et plus encore de l’œuvre dont le sceau s’est gravé comme une forme à accomplir par soi-même, à défendre autant qu’à s’en défendre, à marquer d’une pierre dense au bord de son propre chemin.
Puis à nouveau, les 12 et 13 juin, il revient avec son bâton de scansion :
« de même que dans la lône
du rhône à la voulte
un éblouissement dans le jeu d’ondes
écharde l’œil »
Le lieu, le mot d’un flash, passage d’un fantôme, spectre sans personne, de l’œuvre seulement qui martèle sa chambre d’écho…
« des mots qui le diraient
je les cherche
et les entends mais ne te vois plus »
Alors, du sein de son orchestre tacite, on entend fuser la sourde présence du musicien disparu…
« où le jour cramoisi
échafaude ma casuistique »
Reste tout un novembre d’hommage, le cœur d’un livre dans le livre. Un novembre sanctuaire, une cordée en binôme, la répétition d’un chœur et l’honneur d’un remake : la joie de s’aboucher et la douleur de le faire, la rage d’un écho et celle de s’en extraire, de regagner le soleil. Alors non, ce chant n’est pas tacite, il est serré sur son héros, il est légitime et heureux de l’entonner en connaissance de cause ;et quand même oui, il est aussi tacite, comme si la parole, quand elle est à soi, ne pouvait plus trouver celle de l’autre que dans une force muette qui va l’exprimer sans double, trouver la ressource de l’autrement, quand bien même les espaces seraient retraversés et les temps revécus sur des rythmes consanguins.
Un novembre en dupin, qui débute le 27 octobre ; un novembre de vocable à lui, invité à venir dans celui de l’autre en cette longue occasion – de mémoire, de passage en son pays où son oncle fut notaire à La Voulte…
« fagots éclaboussent le scribe »
et la lône qui s’étale : une trouvaille, un truc dédié qu’il aurait pu mais n’a jamais utilisé, tant il relève de son espace (bras du Rhône en voie de colmatage nous dit Littré) et de ces mots qu’il appréciait, à la fois rare et non précieux, précis et circonstancié. Mot introuvable dans les Chants troglodytes, il sonne comme il aurait sans doute aimé y faire stagner les eaux aux pieds de son enfance ardéchoise…
« à la putasserie
où cela s’écrit
à la pierraille
sous le grésil
la garrigue au son rêche
une écharde orpheline
dans l’évier cévenol
ses initiales dans la tramontane
dans la suffocation des lettres de casse
la concaténation du tout
et du rien au lait (sic) de la serpillère enfantine
en sorte que râ
et cuir y mêlent leur paraphe »
*Jacques Dupin et Emmanuel Laugier, lecture en octobre 2000, Maison de la poésie de Nantes/Le Pannonica [dr]
telle une hypothèse de voix circulant dans le grain de la sienne, guéant ses appuis, jusqu’au schibboleth du 3 décembre. Vocable comme autant de pas, de piquets d’une descente où on le voit aller, venir et s’éloigner, découpé sur sa terre, écrit chez lui, pour lui tel qu’il est possible d’aimer en écrivant, touché par un corps presque là, et d’écrire en l’aimant, sans le trahir, sans le copier, en allant simplement à ses côtés en le tenant par ses mots ; tout un mois de novembre pour accompagner une fois encore son vieux corps blessé, jusque là haut, au cimetière de Privas où il est à jamais possible, par grand bleu comme dans la violence de la burle, d’entendre le gravier de sa voix. On lit et on l’écoute ; on voit des images comme si le poème avait été tapé sur le « clavier oculaire » de l’ami. Et on prend congé, le 3 décembre, en butant à la sortie de ce livre dans le livre, sur l’objet où s’autorise une reconnaissance – la lône ici pouvant faire usage de schibboleth pour celui qui écrit comme sans comme, mais pour.
Suivre une trace, mettre ses mots dans les siens, sans pour autant en être le rejeton ou la doublure ; reprendre certains gestes, l’emploi des yeux, l’alerte du corps et pouvoir relever quelques vers comme s’ils étaient la continuation des siens dans un monde qui a changé de génération. De la même façon, Bertrand Schefer, dans Disparitions, montre la filiation cinématographique de Gus Van Sant capable de reprendre des plans coupés net par Hitchcock le maître et de les laisser vivre, de les voir devenir aujourd’hui. Il note aussi cela dans la dernière scène de Gerry : « Enfant dédoublé, être là à nouveau quelques secondes au milieu de cette image retrouvée avec la qualité de son silence et de sa lumière, face au visage brûlé du grand frère ».
Chansons troglodytes : « Je suis seul, nous sommes trois ». Écho dans Chant tacite :tu es seul, je suis deux. Et tout reste vrai et exact, le compte est toujours bon.
Enfin, le corps sensuel ne peut s’empêcher d’affleurer, et même de gicler en coupant le souffle du vers, il écrit le juteux et jouissif « lait de figue atteint tes hanches » que l’ami disparu n’aurait probablement pas renié.
2
Un deuxième fascicule s’intitulerait Compotier, il s’avère moins être le parti pris de la poire que le vieillissement, brièvement objectiviste, de l’une d’entre elles (Jacques Jouet, en son temps, avec un navet, avait longuement suivi l’aventure d’un pourrissement). Ici, l’événement est resserré, il faut dire qu’un fruit vit moins longtemps qu’un légume (on se souvient que Cézanne a cessé de peindre des bouquets de fleurs parce qu’ils se fanaient trop vite – et les lumières sur la colline ?)
Le livret de la poire pourrait être accompagné de quelques journées pleines de figues sur les doigts et dans les yeux. Puis, tout juste précédé des citrons de Lucca (19 février), c’est presque trois semaines que nous passons à voir se dégrader une poire, déliquescence suspendue trois fois par d’autres fruits écrits (ceux de Rilke) ou peints (par Cézanne) ou consommé frais (une sanguine).
Ces observations génèrent leur exercice d’écriture quotidien et soulèvent la question de ces anatomies variables continûment relancées par le désir descriptif. Description qui elle-même réfléchit son avance et plonge dans le presque rien infini de sa procédure. Écrire alors se hisse au faîte de son attention et de son appétit, se réfrène dans la parcimonie et goûte à l’exactitude de la touche et de sa déréliction. Poème à la fois ciselé et gâché d’avance. Écriture élevée au drame de sa réduction et grandie là-même où, avec la chose, elle se décompose et disparaît.
Écrire exactement comme on choisit un fruit : palper, sentir, éplucher ; circonspection de la main, des sens, méticulosité de la nomination. Brusquerie du vers cassé par une saveur dans la bouche, une couleur articulée dans les yeux. Récompense du poème comme du fruit, dû à la nature et redevable de sa composition. Leçon de chose et d’écriture, de chose compte tenu de son écriture ; ou encore de chose déterminée par son histoire et d’histoire déterminée par son récit : leçon générale.
3
« 25 août
la route
écrasée de lumière à lucca
« 26 août
le bitume brille
à l’entrée de la ville (…)
derrière le rétroviseur la même chose reprise »
« 2 septembre
Chevaux
Eclairés
découverts lentement dans les phares au « tournant »
(ils reviennent un mois plus tard) :
« 8 octobre
des chevaux une nuit
brillant dans les phares »
« 8 septembre
je les entends s’éloigner et disparaître
dans le coude noir
d’une route serpentine »
« 28 septembre
monte et disparaît dans le rétroviseur »
Je ne pense pas qu’il y ait un seul livre d’Emmanuel Laugier dans lequel, à certains moments, on ne circule pas en voiture ; et cela va à la vitesse d’un cinéma de poésie, avec ses calmes embardées, sa phrase roulante. Sans doute ce critère n’offre-t-il pas d’autre intérêt que d’apaiser une curiosité documentaire, mais, en l’occurrence, outre le témoignage d’une vie professionnelle en partie passée sur les routes, l’habitacle se présente comme une sorte de chambre noire retournée où, sur ses différents écrans, le paysage défile en continu, caméra à l’épaule, tel un cinéma du réel traversant les nuits et les jours, les heures troubles, les lumières étourdissantes, emmagasinant un stock d’images et de rushes, dans lesquels l’écriture puise son revoyage, son allure randonneuse, ses courses brèves hachées de visions comme autant de scènes basculant à chaque virage d’un paysage à un poème et réciproquement. Une écriture retard procédant par à coups visuels. En sorte que même quand l’usage d’un véhicule n’est pas précisé, on dirait qu’images et pensées, et images de pensées paraissent et s’effacent au rythme d’une conduite à la fois rêveuse et attentive : c’est-à-dire soumise à une distraction peu soucieuse de détailler sa course mais attentive aux affects de lumière, aux éclairages déboussolants, le poème plus tard replongeant dans le bain du jour, en révélant l’essentiel de ses mouvements et de ses masses que la mémoire aura enregistrés.
Ainsi, la plupart des jours se lisent comme des travellings absorbant cahots et brusqueries de barre, grâce à cette coulée des yeux suivant les lumières et les groupes de couleurs.
Parfois, ce peut-être un train, une barque ou une marche, l’écriture en suivra les tempos, en déroulera le film pérégrinant. De fait, c’est toute l’écriture qui cherche, au-delà de ses ruptures, à entretenir une soufflerie, à ronronner(*) presque, comme si, en sous-main, un moteur accompagnait de son bruissement la circulation du poème d’un bout à l’autre du livre. Contact coupé tous les soirs. On entend dans cette prose sciée une base très française, à des années-lumière cependant de la houle alexandrine, tel un feutre sous la touche qui pianote, et cette enveloppe sonore raconte sans le vouloir un récit de langue, unchez nousqui nous embarque à bord d’un véhicule d’écriture, au fil de ses escapades, sous la sanction des dates.
(*) un ronron qu’il ne veut pas laisser proliférer et qu’à toute force il sectionne et que l’on continue d’entendre quand même comme peut-être l’inaliénable sang battant dans les veine du scripteur.
« 3 juin
la courroie du jour le ruban asphalte de la route…
le voir enrouler le serpent anthracite de la route »
« 20 juin
au virage anthracite la puissance des genêts
vus au détour revient »
« 2 Juillet
une étendue
fade de verts le long de la plaine
fouette le carreau du compartiment
le hachage régulier des gris »
« 6 juillet
le gris de velours de la route écaille sans dommage »
« 8 juillet
l’acidité lumineuse s’enfonce
dans les sillons des rails »
« 4 février
je vais suivre
l’asphalte en tête caviardée d’odeurs neuves »
Butées de prose venant frapper au heurtoir son tam-tam rétif, audible dans les basses ; une sorte de bouncing verse à la française (G.M. Hopkins est salué le 30 janvier), ou plutôt un boogie verse, espèce de vers autotracté qui permet la traversée d’un paysage à la vitesse moyenne d’un voiturage de prose tout en lacets et relative lenteur, mettant le lecteur au volant de son exercice.
Vagues de prose hachées de vers qui n’interrompent pas la lame de fond, comme si le vers venait scinder une onde infatigable par des incises qui renforcent son relief. Paysages de collines que les combes accidentent sans briser leur marée ; souffle régulier du coureur passant les crêtes, longeant les ravins, enjambant les crevasses.
Des saccades, des hoquets mais sur une brasse lente et modulée, une respiration choyant ses coupures pour mieux avancer, mieux passer le disruptif, mieux rompre la monotonie. Une sorte de vers américain (ils sont tous salués le 31 juillet) que le rythme français aurait raccourci, empruntant des chemins de halages propices au randonneur d’ici, au scripteur roulant dans sa grammaire et sa géographie.
« 1 août
il faut ralentir les images
pour que se loge en elles »
« 3 août
le virage gris-vert concassé (…)
sous le pouls de veines lentes »
« 5 août
mais dans la joie et l’infini de la phrase articulée
ils font un tapis solide une tresse
de fibres vives articulables »
Le plaisir est que cette houle est souvent impaire, échappant à l’usure d’Alexandre comme à l’écrasant deux temps du slamé.
« 9 août
au jour j’écris –
hier aujourd’hui demain
la rotation est la même
le tournant serpente sans retour »
4
Colorfield
Même remarque initiale que pour l’automobile mais beaucoup plus soutenue : rares sont en effet les jours non marqués par de la couleur, ni par aucun mot de couleur. Les choses de l’art comme celles du quotidien retiennent leur nuancier, tel des cartels chromatiques ; un souvenir dans les yeux n’est jamaisneutreet n’échappe pas plus à sa coloration qu’un rose aux joues ou une ombre sur l’épaule de l’aimée… mais le monde n’est pas pour autant polychrome : il est avant tout peint par le climat. La couleur n’est pas tant celle des choses que des atmosphères, des ciels, des nuages ou des prairies ; on ne trouvera pas d’idée bleue, de silence violet, de pinceau conceptuel ou métaphorique, mais une circulation dans les couleurs du jour, au cœur d’un nuancier paysagiste, d’un attelage qui constamment traverse la palette de ses horizons.
« 17 mars (comme en voiture, sans voiture)
sur l’image le jour était vert
la vitesse retournait la masse des feuilles
dans de l’argent vibrionnant saturé »
« 29 avril
un serpent de bitume gris
noyé sous la pluie
alternative
que des masses de vert profond
scandent »
« 2 mai
même ruban de gris mêmes inflexions de ciel
dans les verts durs »
Une douceur de mouvement couvre les inquiétudes, comme si une indéfinie écharpe tantôt laineuse tantôt soyeuse ou rêche emmitouflaient l’anxiété rampante toujours prête à affleurer dans les changements de décor. Comme si écrire et peindre pouvaient conjuguer leur traction et, dans l’affermissement du regard, nourrir un vers coloré comme un fruit ou un paysage peint.
Non, le monde n’est pas si polychrome, mais constitué de quelques couleurs insistantes, presque aussi récurrentes que les jours : les verts de l’herbe et des résineux, une foule de gris, de blancs et de noirs dans les ciels et leurs lumières, des cuivres et de l’argent. Ce sont les éléments de ces couleurs qui reviennent, qui peignent la route du poème.
Ainsi le lecteur prend-il souvent le volant. Sa caméra est presque toujours subjective. On entend le bruit du moteur qui embraye et désembraye à chaque croisement ; souvent une vitesse craque et le vers exécute une dérive, ou bien cale et cette surprise le renforce – au moment du calage comme à la reprise : conduite de poésie.
Le paysage défile et frotte le visuel verbal au visuel tout court. À faire étincelle de ce heurt, à creuser leurs disjonctions.
Le dernier mot du livre : dehors, nous jette dans un des tous premiers titres de Jacques Dupin. L’excursion peut recommencer.