Ocean Toledo
Se raconter à quelqu’un est une façon de tomber en l’autre. Ou le contraire, amener l’autre à se verser en soi. Paradoxalement ou non, tant la littérature comme souvent est affaire de vertige, dans ce genre de chute on s’élève. Ici, Ocean Vuong et Camille de Toledo : Un bref instant de splendeur et Thésée, sa vie nouvelle. Les voir monter tout en tombant, sans pour autant rester à la même place, sans pour autant renoncer à l’immobilité, sans pour autant gésir, bien que ne bougeant pas, c’est semble-t-il le rôle dévolu aux lectrices et lecteurs de ces livres, eux-mêmes adressés comme on dit : chacun des deux narrateurs les destine à une personne clairement identifiée dans le récit, au-delà de la douleur et de la mort (celui qui survit, c’est pour raconter quelle histoire ?). Les lecteurs sont donc aux premières loges d’une parole qui ne leur est certes pas offerte à eux directement, mais qu’ils sauront accueillir petit à petit. Ce n’est pas le seul contraste apparent que révèlent ces lectures. Bouger sans se mouvoir, dire sans parler, écrire sans pour autant s’en remettre à aucune vision qui soit, toucher quelqu’un qu’on ne peut pas toucher (ou pour ne pas le toucher : pourquoi me suis-je senti davantage moi-même au moment où je tendais la main vers lui, suspendue dans les airs, qu’après l’avoir touché ?), c’est une affaire de fibrillation, finalement. Nous y sommes. Et la littérature le plus souvent s’y trouve : dans cet intervalle entre deux actions a priori contradictoires, asynchrones, mais procédant d’une même énergie : pleinement poétique, et en même temps éminemment narrative. Quel équilibre alors ?
Qui finira perdu dans l’histoire que nous nous racontons ? Qui finira perdu en nous ? Une histoire, après tout, c’est une façon d’absorber. Ouvrir la bouche, pour raconter, c’est ne laisser que les os, qui demeurent non dits.
Bien que l’on puisse considérer qu’écrire se manifeste sous la forme d’une parole, écrire n’est pas parler (et vice versa). Pour autant, écrire à quelqu’un (non pas écrire une lettre ou un message mais faire œuvre de littérature adressée précisément à quelqu’un situé au-delà de la personne à qui l’on feint de s’adresser), c’est aussi une forme d’action contre le silence. L’un n’est donc pas l’autre, ou pas seulement, ou pas pleinement, ou pas encore. Ou plus. S’adresser à quelqu’un, c’est partir déjà du principe que l’on est soi, ce qui n’est pas rien, et que le texte n’est pas qu’un support mais une forme de distance entre l’un et l’autre. Écrire à quelqu’un est donc bien différent d’écrire à personne (on pourrait dire plus communément, écrire dans le vide). La différence principale étant celle-ci : il est impératif que l’on soit lu. Cela semble l’évidence même mais enfin dans quelle part de ce qui paraît chaque année trouve-t-on un tel degré d’urgence à devoir ainsi toucher autrui ? En d’autres termes, à transmettre un récit. Dans ces deux livres, il est impératif que l’écoute se fasse. L’équilibre en dépend.
Dans une heure, je serai dans la pénombre de notre cuisine, la rivière encore humide dans mes cheveux, et Lan entrera d’un pas traînant dans le halo de lumière de la veilleuse au-dessus du four. Je ne dirai à personne que t’étais en mer, Little Dog. Elle posera le doigt sur ses lèvres en hochant la tête. Comme ça, les esprits pirates ne te suivront pas. Elle prendra un torchon et me séchera les cheveux, le cou, marquant une pause devant le suçon qui, à ce moment-là, aura pris la teinte du sang séché sous ma mâchoire. T’es parti loin. Maintenant t’es rentré. Maintenant t’es sec, dira-t-elle tandis que les lames du plancher grinceront sous le déplacement de notre poids.
Dans la rivière jusqu’à la poitrine à présent, j’ai battu des bras pour garder l’équilibre. Trevor a posé sa main sur mon cou et on est restés là, silencieux un moment, nos têtes penchées sur le miroir noir de la rivière.
Le narrateur sans nom d’Ocean Vuong (le garçon, ton fils) écrit à sa mère, vivante, qui ne parle pas la langue que lui parle (Je t’écris parce que je ne suis pas celui qui part, mais celui qui revient, les mains vides). Thésée écrit à son frère qui, lui, parle sa langue, mais qui n’est plus assez en vie pour en parler aucune. S’adressant à ce frère, Thésée se révèle son égal : il est le frère du sien. De fait, c’est à la fois ce désir viscéral de fraternité et cette langue imparlée qui sont au cœur des deux livres : penses-tu vraiment que l’on peut avoir la nostalgie d’une langue que l’on n’a jamais sue ? d’une prière que l’on n’a pas apprise ?. Thésée est un Français aux ascendances multiples, avant-dernière génération en date d’une lignée sur laquelle pèsent le suicide et les guerres du siècle. S’il fuit au début du livre pour partir à l’Est, dans ce pays jadis ennemi à l’histoire irriguée par les guerres (et l’autre langue, il veut le croire, la langue de l’Est l’aidera à se réinventer), il passe tout le reste du récit à fuir bien que ne bougeant plus (chaque événement qui le rappelle aux siens est une aiguille dont il fuit la piqûre). Littéralement : le mal est entré dans son corps et la douleur le cloue au sol, le privant quasiment de mouvement. Le fils est lui d’une génération postérieure, qui est aussi la mienne. S’il ne vit plus non plus dans son pays de naissance, ce n’est pas lié aux guerres plurielles de notre sol européen mais à la guerre coloniale qui a pris fin au Vietnam par le fiasco américain que l’on sait (Je ne suis pas avec toi parce que je suis en guerre avec tout sauf toi). Il vit, comme Thésée d’ailleurs, dans le pays de l’ancien adversaire, pays depuis lequel il voit (le monde), il parle (l’anglais est sa langue d’écriture) ; contrairement à Tom Spanbauer (language is my second language) tous deux ont fait du langage leur langue usuelle. Si le fils écrit à sa mère pour tâcher de lui dire qui il est (et elle), Thésée écrit lui à son frère pour tâcher de résoudre une énigme qu’aura aussi à élucider le fils plus loin dans sa part du roman : qui commet le meurtre d’un homme qui se tue ?
je pars pour un pays où nul ne connaît mon nom ; pour mettre un océan de terre entre moi et cette lignée ; je changerai de nom, s’ il le faut, je changerai de langue
Pour comprendre au fond ce qui nous constitue (ou qui nous conditionne), il faut savoir régler ses comptes avec le passé. Sauf que le passé littéralement est partout : en soi, pour commencer. En explorant les archives familiales, Thésée se construit un labyrinthe de malheur dans le passé (la grande épreuve de l’effroi et des peurs généalogiques), geste pourtant nécessaire pour aller contre (je veux détruire le passé). C’est aussi l’histoire de la disparition des Juifs d’Europe. Aux États-Unis, le fils, lui, en passe par sa grand-mère pour revivre une guerre qu’il n’a pas vécue directement, mais qui sait néanmoins peser sur sa condition d’émigré (ou d’emmigré, comme dirait Ahmed Slama) à l’identité morcelée (un grand-père américain de façade faisant plus ou moins illusion). En retraçant le parcourt des migrants du début du 20e siècle engagé dans la Grande guerre ou victime de la seconde, Thésée essaye quant à lui de faire lever un fil capable de le mener hors du labyrinthe. Le fil rouge du récit, allant du début à la fin, le plus souvent dans le désordre, lequel est aussi le fil généalogique du malheur. Le fil des trahisons de l’histoire (y compris la plus récente, la fin du siècle dernier, sacrifiée sur l’autel de la Croissance, comme on dit de nos jours). Le fil de la douleur, tant Thésée souffre au sens propre comme au figuré. Le fils, lui, est témoin des ravages mentaux de la guerre sur sa famille, des ravages tout court des opioïdes aux États-unis, des overdoses en pagaille parmi ses proches. Les deux sont chacun à leur façon victimes de ce vingtième siècle désastreux dont nous sommes les descendants (et, donc, des enfants de la Croissance).
Tu m’as demandé un jour ce que ça veut dire, être écrivain. Alors voilà.
Sept de mes amis sont morts. Quatre d’overdose. Cinq, si on compte Xavier qui a fait un tonneau dans sa Nissan en roulant à cent cinquante après avoir pris une dose de fentanyl trafiqué.
Je ne fête plus mon anniversaire.
Ce n’est pas le même mal, et pourtant c’est un mal équivalent contre lequel seul le langage semble permettre un élan suffisant pour l’affronter. Est-ce à dire qu’à lire ces livres on assiste impuissant à la psychanalyse à laquelle chacun de ces narrateurs, pour ne pas dire auteurs, se livre ? Ce serait réduire de beaucoup ces périples dans la pensée, et ça n’avancerait pas beaucoup notre lecture. On peut donc très facilement ignorer cette piste. Celle de la douleur semble plus ample, et plus ancrée. La douleur psychique d’être émietté dans l’espace et le temps, pour commencer. La douleur de la séparation d’avec les morts (deuil), évidemment. Mais aussi la douleur au sens propre (La douleur, elle, n’a pourtant rien de fictif [1]), celle qui se loge au sein du corps comme la parole se loge en la pensée ou dans la bouche avant de se muer en mots sur l’écran du papier, ou de l’écriture en train de se faire : c’est le mal semble-t-il incurable dont souffre Thésée et qui, au sens propre comme au figuré, le paralyse dans l’inaction et le malheur. C’est la balle logée métaphoriquement dans le corps du fils et qui, dit-il, précède jusqu’à son existence et la croissance de son corps (graine plantée, qui sait arrosée de l’eau, l’eau des os, l’eau des chevilles, l’eau des genoux, des hanches l’eau du sternum et l’eau des vertèbres l’eau du cœur… de Thésée pour fleurir).
Il arrive parfois, tard le soir, que ton fils se réveille persuadé qu’une balle est logée en lui. Il la sent flotter à droite dans sa poitrine, juste entre les côtes. La balle a toujours été là, se dit le garçon, elle est même plus vieille que lui – et ses os, ses tendons et ses veines sont simplement venus envelopper l’éclat de métal, le scellant à l’intérieur de lui. Ce n’était pas moi, se dit le garçon, qui étais dans le ventre de ma mère, mais cette balle, cette graine autour de laquelle j’ai fleuri.
Le malheur, est-ce un grain que l’on trouve planté en soi, nous précédant d’une vie, ou, selon Thésée, un trauma vieux d’une dizaine de (jusqu’à 14) générations ? Et que fait-on lorsque le malheur nous frappe en plein corps, se logeant en nous autant qu’en nos paroles, nos pensées, nos écritures ? Remonter ce fil, c’est aussi dérouler la pelote de soi tant le corps, comme dit Thésée, semble une machine à voyager dans le temps.
la dure-mère et les dents sont les lieux où s’encryptent les ruines et les chocs des généalogies ; plus bas, au-dessus de la taille, ce que les Chinois nomment le daï maï, le « méridien de la taille », seule horizontale à relier ciel et terre, les élans aériens de l’esprit et la base du corps, zone de jonction ou de disjonction de celles et ceux qui sont à venir, les enfants, et de celles et ceux qui sont passés, les ancêtres, est en lui comme le pied d’un verre dont on voit la brisure
Chez le fils anonyme comme chez le frère (Thésée), la douleur n’est pas qu’un sujet, un prétexte ou un ressort narratif. C’est aussi une affaire de technique d’écriture. Sur la page où elle court aussi bien que dans un réseau nerveux ou musculaire, elle prend la forme d’un éclatement de la phrase et des mots, un morcellement des paragraphes. Langue à fragmentation (qui pourrait sous l’impact d’un peu de vérité exploser en morceaux), poésie intriquée dans le récit de Camille de Toledo (lente métamorphose de la prose en vers entre les paragraphes de la narration, italiques immiscés dans la norme du romain, spatialisation des bribes VS justification des colonnes académiques du livre imprimé) ; fracturation de la narration dans celui d’Ocean Vuong à un moment particulièrement sensible, façon pour le roman de se défaire de la pression de sa forme, pour la tension poétique de remettre à l’endroit l’envers des sensations striées par le deuil, le mal, la tristesse et la solitude d’être soi dans un monde sans l’autre. Dans ces livres, la douleur est trop intense pour ne pas aussi peser sur la façon dont la parole s’articule, le texte s’agence, les phrases se décident. Les ricochets de ces maux iront jusqu’à en déformer les mots pour les dire (Et si l’art ne se mesurait pas en quantité mais en ricochets ? Et si l’art ne se mesurait pas VS nos vies, de quels ricochets sont-elles les ondes ?).
le frère mort à cet instant paraît s’absenter, laissant s’élever dans l’air le son plein des turbines d’un hors-bord qui éclate en mille échos sur les parois des monts autour des eaux nacrées du lac ; Thésée lève les yeux ; s’il n’y a pas de sacré, il pense, si la vie matérielle n’est pas justement tout ce qu’il y a de sacré, alors, ce monde n’existe pas ; et Thésée s’offre au calme du cimetière tourné comme un théâtre vers les sommets, vers les eaux pâles et glacées ; telle est la présence, il pense, tel est le souffle qui porte le monde ; et il en vient à espérer qu’il en sera de même, un jour, en lui...
De la douleur au désir, il n’y a qu’un pas que les deux livres franchissent différemment. La question du désir est forte chez Ocean Vuong, qui en raconte la naissance dans des années d’adolescence qui voient monter d’autres divergences à la norme ambiante que la seule question des origines ou de la couleur de peau. L’entrée en homosexualité se fait à la fois poétiquement et douloureusement (sa première fois prendra la forme d’une révélation des entrailles au grand jour, être qu’on aurait retourné dedans dehors et donné à voir ainsi), se fait dans la hantise que ce moment puisse s’étirer dans le temps (Tu crois que tu seras vraiment gay, genre, pour toujours ? Je veux dire, je crois que moi... dans quelques années ce sera réglé [2], tu vois). La question du désir est aussi au cœur de l’enquête familiale à laquelle le frère se livre : questionner, voire mettre en accusation non son propre désir mais celui, parental, à l’origine de sa venue au monde. Désir, ou plutôt sa faillite, son érosion, sa mascarade, fissure dans le ciment du couple perpétuant et annonçant le séisme (le désir est un triangle ; et si l’un des côtés vient à manquer, ici le désir parental, le triangle ne tient pas ; il en va de même pour la lecture, d’ailleurs). Désir, aussi, de résoudre une série d’énigmes. Savoir qui commet le meurtre de celui qui se tue. Savoir d’où vient le mal en soi et hors. Savoir quel est le sens de l’histoire (la grande et la petite), si sens il y a. De fait, les fils se brouillent et les deux récits se renversent : comme la question de la mère se pose fatalement pour Thésée, la question d’un frère est également posée pour le fils qui devra donc encaisser, l’heure venue de dire sa vérité à la mère (le sens de son désir), sa vérité à elle (le fruit de ses désirs passés).
la vérité est un courage et vous avez préféré, vous, ne pas trop vous embarrasser avec la vérité ; alors, oui, je vous dirai que Jérôme a eu en partie raison ; mais en partie seulement ; c’est juste qu’il vous ait jeté tout ça au visage, toutes ces accusations…
tu n’as qu’à t’en foutre
je lui disais dans les derniers jours de sa vie
la vérité, qu’est-ce que c’est la vérité ?
et la fiction, tout n’est-il pas, à la fin,
une fiction, un entrelacs de légendes ?
tu n’as qu’à t’en foutre, je lui conseillais
tout ça, c’est du passé,
tu n’as qu’à les laisser avec leurs arrangements
et tracer, mon frère, rompre,
occupe-toi de ta vie…
Quelle vérité peut donc articuler celui qui cherche à savoir qui il est quand il se cherche en l’autre ? Quelle vérité est-on à même de concevoir en mêlant sa langue à la langue étrangère ? Chez le frère comme chez le fils, l’énergie du récit est aussi d’’œuvrer pour la métamorphose de sa parole en celle de l’autre, qui disparaît : le frère mort s’exprimant à la première personne à la place de Thésée, la mère ne parlant pas la langue du fils mais voyant néanmoins son récit s’articuler dans le fil du roman. Chacun porte en lui son fantôme : Un cadavre, ça doit s’en aller, pas rester comme ça pour toujours, dit le fils. Quant au frère, son mal et sa douleur le forcent à devoir adopter lui-même la posture savasana dite du cadavre pour se défaire de son état : mourir pour se défaire de la mort. L’écriture étant l’étape suivante. Écrire contre la mort de l’autre pour faire émerger une forme d’équilibre fraternel. Une approche. Faire de l’absence pesant sur chacun une forme de présence permettant les échanges. Pas nécessairement un dialogue, comme dans ces curieuses scènes croisées de cimetière visant, semble-t-il, plutôt qu’à ménager une parole, à recréer une forme d’entente, mais une proximité d’un autre ordre. Un genre de permanence dont seul le langage, articulé ou non, écrit ou pas, est capable d’assurer l’équilibre.
Il formule une requête à laquelle je ne m’attends pas, et demande à la [3] voir. Je prends mon ordinateur portable et parcours les quelques mètres qui nous séparent des tombes, assez près de la maison pour obtenir trois barres de wi-fi.
Debout, l’ordinateur portable brandi devant moi, j’oriente le visage de Paul vers la tombe de Lan, ornée d’une photo en relief d’elle à vingt-huit ans, à peu près l’âge qu’elle avait lors de leur première rencontre. J’attends derrière l’écran tandis que ce vétéran américain converse sur Skype avec l’ex-femme vietnamienne dont il s’est séparé, et qu’on vient d’enterrer. À un moment, je crois que la connexion s’est interrompue, mais j’entends alors Paul qui se mouche, et ses phrases amputées tandis qu’il s’efforce avec difficulté de faire ses adieux. Il est désolé, dit-il au visage souriant sur la tombe.(...)
Quelques enfants du village se sont rassemblés à la lisière du cimetière, ils traînent en périphérie leurs regards curieux et perplexes. Je dois leur paraître étrange, à tenir ainsi la tête pixélisée d’un homme blanc devant une rangée de tombes.
* c’est en mai, Thésée a quarante-trois ans, et après de longues heures de train au travers des forêts, le long des lacs, il arrive enfin devant la tombe de Jérôme, son frère ; c’est un jour frais de printemps à quelques minutes de route de la frontière suisse, sur un sol français, et il s’avance dans la partie basse d’un cimetière en pente douce, à quelques minutes de marche de ce qui fut pendant son enfance la maison de famille, paradis de verdure et de roseraies, de framboisiers, de chênes et de graviers pointus que Nathaniel avait créé pour rassembler les siens et leur offrir la douce sensation de vivre dans un pays en paix, prospère, éloigné à jamais de la douleur de l’Histoire ; et là, à côté de la mairie où ses parents se marièrent en ces heures bénies de l’été 1969 – l’un des derniers étés de l’énergie infinie et de l’abondance française – il se rend sur la tombe où il les enterra l’un après l’autre, son frère d’abord, sa mère ensuite, puis comme on clôt un cycle, le père à l’issue de ce que l’on nomma pudiquement une longue maladie ; et ce jour-là, les cimes des montagnes de l’autre côté du lac sont aussi couvertes de neige ; autour de lui, tout est silencieux ; il lit sur la pierre les dates du frère, de la mère, du père, puis s’assoit en retrait sur un rebord à côté du rosier qui dessine un arc au-dessus de la tombe ; Thésée, puisqu’il sait désormais parler avec les morts, ferme les yeux et inspire ; il peut maintenant entendre ce que lui dit son frère…
Thésée, sa vie nouvelle, Camille de Toledo, Verdier, 2020.
Un bref instant de splendeur, Ocean Vuong, traduction Marguerite Capelle, Gallimard, 2021
L’image servant à illustrer cet article est de Ivan Bilibine. Remerciements aux éditions Gallimard pour l’envoi de la traduction de Marguerite Capelle en service de presse.
À signaler : une émission de Par les temps qui courent a été consacrée par Marie Richeux à Camille de Toledo et à Thésée, sa vie nouvelle. Guillaume Cingal a quant a lui réalisé une vidéo de sa série Inter Pares sur On Earth We’re Briefly Gorgeous. Il est possible également de lire une traduction d’un très beau poème d’Ocean Vuong sur mon site.