Offacebook : éloge de la trahison_nocturne #9
(3 septembre 2020)
Néanmoins — si j’ose dire…
Je poste des photos de mon été. Je continue d’augmenter la liste de mes contacts, au jugé, y découvrant qu’après avoir été synonyme de partage, le réseau social marche sur le créneau des applications de rencontres. Je reçois, indépendamment de ma sexualité propre, des sollicitations d’hommes et de femmes. Parce que les algorithmes puisent inlassablement dans nos propres ressources, on peut en déduire qu’il m’arrive de passer du temps sur des sites interdits aux mineurs — je l’assume complètement. Je visite les sexshops en ligne, et il est plus facile d’acheter un slip ou un maillot de bain sur internet, que de chercher à savoir s’il vous va bien dans une cabine d’essayage une fois que l’on vous a expliqué que vous devez le portez par-dessus votre propre sous-vêtement. Je rencontre des gens, j’approfondis à l’inverse certaines amitiés que je me suis faites dans la vraie vie, avant de les retrouver — ou qu’elles me retrouvent — sur le réseau. J’utilise en somme, les fonctionnalités de ma machine, loin de la critique que nous en faisons en parallèle ici. Je me tiens au courant des news, je trie les fake, j’ignore les publicités et, parce que c’est la rentrée littéraire bientôt, j’apprends qui est publié, chez qui, et quand le livre paraîtra. J’apprends qui signe où, qui lira dans telle librairie, qui, coronavirus oblige, interviendra plutôt en ligne, pour ne pas être confronté aux masques du public. Je confesse sans honte que mon premier réflexe, lorsque j’allume mon ordinateur, une fois mes mails vérifiés, est d’ouvrir Facebook.
En somme, je suis un traître à ma propre cause.
Dans Cocktail (Jacques Flament Éditions, 2018), j’écris :
« Dans les films de guerre, il y a toujours un traître.
C’est le rôle que je préfère. »
Le traître, c’est celui qui parvient à s’immiscer au cœur du système. Et à le corrompre de l’intérieur. En ce sens, Pauline et moi sommes, vis-à-vis du réseau social, des transfuges. Nous en analysons les rouages, en comprenons les failles, en exposons les faiblesses, sans jamais nous dévoiler complètement. Nous cherchons à le détruire, ou plutôt : nous œuvrons afin que d’autres le détruisent. Ou que le système se détruise de lui-même. L’impensable consigne du précédent épisode (« Dormez mieux, détendez-vous ») en est preuve : confrontée à ses propres contradictions, la matrice s’autocritique et s’invalide. C’est Hal du 2001 de Kubrick. C’est la faille au cœur même de l’Étoile Noire qu’exploite Luke Skywalker pour la détruire. Le traître, c’est aussi parfois le héros : c’est par lui que le monde change. C’est parce qu’il prend en charge le sale boulot que les choses évoluent.
Duras en 1967 disait qu’il faudrait tout détruire pour avoir une chance de survivre. C’était avant internet, avant les réseaux, avant que l’intelligence artificielle supplante l’intelligence humaine. On parlait pourtant déjà — dans les livres de science-fiction et dans les ministères — de ce moment où la machine dépasserait l’homme. On lui confiait déjà des pans entiers de nos existences, nous rendant peu à peu dépendants des systèmes informatiques. Tandis que la littérature espérait une mutation intellectuelle, la société créait les acteurs de sa destruction future.
À la veille de la rentrée, un retour à la normale qui se contredit lui-même, la question se pose toujours : vers quelle révolution marchons-nous, le visage masqué, interdit de contact avec son prochain, responsables — puisque c’est le mot que les politiques agitent à présent sur les ondes pour nous donner le beau rôle dans ce qui va suivre —, par notre bonne volonté à nous plier aux consignes sanitaires, de l’éradication de l’épidémie ? Face à la machine, la question se double d’une interrogation individuelle : qui suis-je finalement dans cette société-là ?
Lorsque l’on ouvre une application sur son téléphone portable (Messenger, WhatsApp, parmi les plus utilisées) la mention « from Facebook » apparaît, immanquable, doublée du logotype caractéristique du réseau. Dans La Servante Écarlate (The Handmaid’s Tale), Margaret Atwood caricature une société où les femmes ne sont plus désignées par leur patronyme, mais par leur appartenance à un mâle dominant. Ainsi, le personnage principal, incarné à l’écran par Elizabeth Moss, est nommé Offred, c’est-à-dire « de Fred », soit : lui appartenant. Année après année, modernes et consentants, nous sommes devenus Ofapple ou Ofwindows (suivant les préférences et les budgets personnels). Au fil des progrès d’internet, nous avons basculé sur les réseaux sociaux, et à l’image des femmes dépeintes dans le livre d’Atwood, nous sommes tous aujourd’hui des « Offacebook ». Nos libertés, relatives depuis longtemps, mises à mal aujourd’hui par le virus qui sévit sur la planète et sa récupération sociétale, s’amenuisent. Il suffirait de peu de choses pourtant, pour que l’on s’émancipe : faire tomber le masque et respirer un grand coup, loin de nos écrans. Ou bien d’un traître, pour faire le sale boulot.
nocturne #9 © * public averti, laurent herrou et pauline sauveur, 2020
Pour lire tous les articles de la série :
Facebook, ou la distanciation numérique_nocturne #1
Facebook est une illusion — se défaire des réseaux sociaux_nocturne #2
Un monde (virtuel)_(Facebook) Dans la ligne de mire_nocturne #3
Facebook / promettre et compromettre_nocturne #4
Facebook, « acceptifs » et désintox_nocturne #5
Trois lois pour définir Facebook_ nocturne #6
Facebook : pilule bleue ou pilule rouge ?_nocturne #7
Facebook : dormez mieux, détendez-vous_ nocturne# 8
Vivre ou ne pas vivre sans Facebook_nocturne #10
* l’astérisque fait partie intégrante du nom du collectif.