Olivier Mouginot | Faune des toits

J’ai rencontré l’écriture d’Olivier Mouginot un soir au NTH8, théâtre où se jouait sa pièce : Je suis toute décousue.
Rien que le titre me rendait curieuse, attentive. J’ai eu envie de lire d’autres textes de lui. Et celui làFaune des toits àlire ici (un extrait ci-dessous). Jeunesse qui traîne dans la ville, même si le mouvement est lent, il faut échapper àl’apathie. Survivre. Se vivre. Quelque chose qui ne sait pas mais qui veut.

Olivier Mouginot est né en 1980. Formé àl’École Nationale Supérieure des Arts et Techniques du Théâtre (ENSATT) de Lyon, département d’écriture, il voyage ensuite en Afrique centrale où il travaille comme coopérant au sein du réseau culturel français. Il mène notamment divers projets de soutien aux « cultures urbaines  » àl’Institut Culturel d’Expression Française de Malabo (Guinée-équatoriale).
Installé àLyon, il partage aujourd’hui son temps entre l’écriture (poésie et théâtre), la mise en scène et l’animation d’ateliers d’écriture. Par ailleurs, il mène régulièrement des projets de créations théâtrales avec des compagnies africaines.
http://oliviermouginot.theatre-contemporain.net

Fabienne Swiatly


Faune des toits

Nous dormions nus, sales, la paresse, le sexe, notre sexe surtout, partout, et quand par terre on nous réveillait àcoups de « levez-vous  », nous ignorions dans quel rêve il y avait eu une chute, un saut brusquement dans le vide, et maintenant tout l’ennui de cette vie-là, agitée devant nos yeux, ànouveau l’envie de les refermer, et cette plainte, de si bonne heure, ce trop-plein qui n’arrêterait pas de se déverser en nous tout le jour comme une lente hémorragie, mais qui n’était qu’un long silence.
La paresse, on aurait pu dire la lâcheté.

*

Nous avions vingt ans, loin de nos parents.
Ils ne vivaient plus ensemble, nous avions un peu leurs yeux.
Tous les matins, rien d’autre qu’un long silence et ce mal partout, partout en nous, ce mal aux yeux – la lumière de la fenêtre, seule fenêtre de la chambre louée la peau du cul.
Dehors le jour, le jour de la ville, le jour des voitures, des magasins ouverts, au loin le jour des usines de Feyzin, le jour tout court d’aller au travail.
Ou d’en chercher un peu, de quoi boucher les trous juste.
La lumière trop en avance, aux alentours de midi.
Mal joyeux : ce n’était pas désagréable, se sentir rats morts, rats crevés dans notre lit, c’était plus fort que nous, même un jeu, de le dire avec cette image-làdevant les yeux et d’en imaginer chaque recoin de clarté.
Traîner au lit, les positions enfantines.
Si paresseux.
Bientôt nous ne pourrions plus dire « ma vie est longue, ma vie est large  », et dormir ne signifierait jamais remonter le temps.
Tout ce temps.
Nous avions sà»rement l’air pénétré, le sillage de l’ennui.
Le téléphone ne sonnait plus, cette ville et son couvercle de rumeurs.
Par la fenêtre, l’étrangeté des vies d’en face, nous avions si peur d’être les seuls paresseux dans cette rue, que cela se remarquât surtout, qu’on vint nous dire quelque chose.
En réponse àl’air du temps, ça travaillait dur, ça trimait.
Tous ces hommes, ces femmes qui acceptaient de se lever tôt, d’ouvrir les yeux, la porte, de marcher vers le bruit.
Simplement remuer.
Mais pour quoi faire d’eux-mêmes.
Et pour quoi faire ensemble.

*

Des toits fusaient de grands rires que rien n’entravait, la nuit marquait des points, nous avons regardé cette ville, puis par-dessus cette ville.
Sans bouger, presque sans respirer.
Rongés dedans par l’air absent du dehors.
Encore dans les oreilles la musique de l’après-midi, la musique toujours comme un deuil lointain.
Nous sommes redescendus, pour finalement ne ressentir qu’un vague soulagement, peut-être de la fatigue.
Nous sommes rentrés par les quais en ne pensant àrien.
Année creuse àseulement nous demander comment endurer tout le reste àvenir, quand l’urgence est ailleurs de se découvrir.
Nous avons dormi tout de suite.

*

C’était du thé le matin, la brà»lure du thé pour soulager ce qui n’existe pas, ce qui ne pèse rien et pourtant sait remplir tout le corps : nous avions faim, si faim que souvent nous étions seuls, personne n’imaginait àquel point nous avions faim, nous cachions cette faim àceux qui n’avaient pas faim, orgueil àfaire comme si, cacher sa faim au monde, àquelques pas de « la rue des restaurants  » comme disent les touristes.
Avoir faim, avoir beau se raconter des histoires, pour tenir : « pas une maladie, pas seulement  ».
Mais quand il y avait àmanger nous ne finissions pas les restes, ça nous dégoà»tait le lendemain, peut-être aussi que ça nous effrayait.
Notre visage dans l’assiette, àfaire réchauffer.
Avoir faim, avoir honte, un seul trou.

*

Une fois nous avons cru crever de faim, que notre jeunesse allait permettre ça, une vraie fois.
Nous savions bien pourquoi – molle intuition, pourquoi c’était ànous de souffrir et pas aux autres, et pas seulement de la faim – nous ne savions pas encore que d’autres souffraient aussi, d’autres comme nous et d’autres différents, et pas seulement de la faim.
Notre personnalité – ce qu’on entend par personnalité quand on laisse seulement les autres parler de nous, n’était que maladie, contagion qu’il s’agissait de fuir nous-mêmes.
De longs mois nous nous sommes cachés derrière ces volets fermés.
Immobiles.
Cette crainte de déchirer la paupière et de devoir regarder, encore regarder le dehors se dénaturer, en attendant de dormir.
Dormir le plus longtemps possible.
Avec bientôt plus la force de sortir, pour les courses, rien que cette idée de devoir marcher sur les pavés, rien qu’àla fenêtre, d’éprouver ce vertige, ce que nous maudissions les pavés, ce quartier historique où ils étaient partout, durs, déchaussés, si glissants dès qu’il pleuvait, pavés àla descente, pavés àla remontée, leur dureté ressentie sous la paupière, derrière la tête, au bas du cou, et d’être les seuls àéprouver cette haine presque du pavé, pavés inégalement usés quand quelques-uns portent encore trace du frottement des chariots d’autrefois, ornières dans la pierre sur laquelle imaginer la sueur tombée des chevaux, dans leurs yeux l’ignorance furieuse de la pente àgrimper, et nous avions lu aussi dans ce guide touristique acheté ànotre arrivée ce qu’il y avait eu d’original au quartier, cette course de vélos dans le temps avec le spectacle de la côte àgravir.

*

Et cette autre histoire, àpropos des pavés toujours, par un énième beau-père : en soixante-huit, disait celui-là, il en avait lancés sur les flics, place des Cordeliers, il en avait lancés « Ã cÅ“ur joie  », son expression àlui, jusqu’aux yeux baissés pour dire, comme s’il avait été impliqué d’une façon ou d’une autre, le policier mort juste sous ses yeux.
Bien sà»r qu’il n’était pas impliqué.
Il ne s’impliquait jamais dans quoi que ce soit, un jour d’ailleurs il n’était plus lààla maison ànotre retour du collège, alors que nous regardions devant nous, « droit devant nous  », pour lui faire plaisir, faire comme ses enfants àlui, et ne pas rester àla traîne dans son estime.
Il n’y avait rien àvoir devant nous, rien que nos pieds, alors nous regardions nos pieds, que nous trouvions laids.
Il y avait bien ce grand parc, ce lac aux oiseaux.
Mais ce n’était pas la bonne réponse àcette question : s’évader, comment, par les airs, s’évader s’envoler, oui mais comment, et surtout dans quelle direction.
D’où l’idée de monter sur les toits.
Les toits, les tuiles pour échapper àcette ville de magasins et de bureaux, cette ville ànourrir d’étranges comportements – la ville riche ou moderne devenue parallèlement ville vide.
Ville d’yeux cousus et de bouches bées.
Qui aurait eu le courage de dire que cette ville qui n’était plus une ville était une prison possible, une sorte de prison.
Prison : ce qui ne sort plus de l’ordinaire.
On élargissait peu àpeu les rues, on prolongeait les boulevards, soudain la voiture rendue obligatoire, et dans son prix la véritable privation de liberté.

*

Toute la ville bandait dans la sueur du mois d’aoà»t, toute la ville bandait quartiers chics inclus, tout se dilatait, tout enflait pour que la marchandise puisse continuer de circuler, gare àqui traversait sans regarder.

*

C’était une habitude de la grande ville : montrer ses papiers d’identité, àceux qui ont pour tâche d’en contrôler le mensonge écrit, et nous obéissions sans rien dire – pour en terminer au plus vite de ces regards, ces questions d’un vague.
Nous vidions nos poches, un par un, puis le sac sur le trottoir, avec dedans ce qui ne regardait personne, pas même eux qui fouillaient.
Et que dire de cette fois-là : contrôlés devant notre porte par trois des leurs en civil, devant chez nous, la clé dans la serrure.

*

Survivre àla faveur d’une bourse d’étude et de tout ce qu’il faut accepter d’eux jour après jour, nous qui ne voulions rien devoir àpersonne.
Mais comment vivre du seul produit de sa volonté, paresseux et orgueilleux.
Ce n’était pas l’âge, mais le goà»t des heures creuses, des bancs vides.
Nous aimions regarder les enfants jouer au football au milieu de la rue.
Nous ne savions pas grand chose, nous explorions les cours d’immeubles, les escaliers.
Quelqu’un qui montait les escaliers, il nous venait le désir de le suivre, de vivre un instant avec lui, une autre fois, c’était faire l’amour sur le palier, il suffisait d’un prénom sur une porte, d’un prénom comme une photo.
Sur le paillasson, c’était écrit « bienvenue  » ou « bonjour  ».

*

Ou bien on ne prêtait guère attention ànos faits et gestes, on nous tolérait, nous passions de longues heures assis sur les marches de l’Hôtel de ville, de la gare Saint-Paul, àsuivre des yeux les passagers de la foule.
Le soir, nous montions sur les toits.

*

Nous, la faune des toits.
Ceux d’en bas avaient beau lever la tête, pressés, torturés, questionnés d’ordinaire, qu’auraient-ils pu voir.
Nous avions dessiné une carte des toits, carte des nuages, qui mentionnait les principaux accès, les échelles, les terrasses, les promenades possibles, tout ce qu’on n’imagine pas d’en bas.
La plupart de ceux qui montaient, c’était pour peindre, ceux-làcouraient partout, ils se cherchaient des pans de mur intacts, visibles de la rue, d’autres se contentaient de signer un peu partout, un peu bêtement, quatre ou cinq lettres agglutinées qui ne signifiaient que pour eux-mêmes ou quelques-uns, abandonnant les bombes de peinture dans les gouttières, il y avait parfois des bagarres, on se doublait, on se volait, les bonnes idées appartiennent àqui.
Tant qu’on nous foutait la paix.
Nous étions seulement làpour la vue, la ville.
L’autre ville qui s’en détachait – àmoins que ce ne fà»t qu’une vision commune.
Et aussi les bombes àeau sur les passants, qui continuaient leur chemin comme si de rien n’était.
Nous ne voulions pas vivre comme si de rien n’était.
Nous avions un jeu, poser un milliard de questions.
Par exemple, question : qu’est-ce qu’un cÅ“ur qui bat toute une vie ?
Mais c’était difficile de porter àchaque fois un nouveau regard au devant de soi, combien de ciels àmême la ville, étouffants, nous comprenions peu àpeu que ce n’était pas grimpés sur les toits que nous verrions de près le monde, nous le regardions de haut, c’est tout, nous le regardions de haut le monde.

*

Cette intuition, un rêve dur àentendre, que notre sensibilité demeurerait longtemps sans conséquence, qu’il nous faudrait attendre dans l’angoisse et le doute une issue heureuse ànous-mêmes.

*

La faune des toits finirait par ressembler àcelle d’en bas, on avait fait monter trop de monde, c’était même l’autoroute les samedis soir, plus possible de se soustraire au chahut, on entendait même leur musique, des percussions, des djembés.
On entendrait bientôt, pour la première fois, un cri d’enfant.
Parfois nous emportions un petit carnet, pour nous donner bonne conscience, mais nous n’avions rien àdire, rien àredire àl’abus de tristesse, au vide ressenti, et pourtant, nous aurions aimé ces mots tout simples par-dessus la ville.
Ce n’était pas la nôtre, cette facilité d’écrire au présent.

*

Le lendemain, nous nous sommes levés tard, en fin d’après-midi.
C’était au cœur de l’été.
L’été lui-même était au cœur d’un scandale.
Il faisait très chaud, malgré le ventilateur toujours sur marche, àbrasser la poussière.
Quand ils marchaient, au-dessus, il tombait du sable d’entre les poutres du plafond de la chambre louée la peau du cul, du sable sur le linoléum, dans l’évier de la kitchenette.
Cette chaleur sans odeur.
De moins en moins d’odeurs résistent àla fleur principale, les marchands de propreté àimposer leur idée du Sud, leur fraîcheur marine, leur eucalyptus.
Le nez docile, bientôt la langue.
Si chaud qu’on marchait les bras le long du corps, comme morts debout.
On aurait dit que le soleil voulait se relever, il chauffait encore la main sur le rebord de la fenêtre, ou bien ce n’était que la pierre chaude de l’après-midi.
Dans l’évier nous avons cassé un verre, et la poignée plastique du frigo, et surtout, cet appel manqué.
À la boulangerie, aussi, volés sur le rendu.

*

À présent, nous avons le vertige.
Le temps aidant.
Combien les sensations deviennent hostiles, les sensations et l’instinct.

*

Cet appel manqué, ce sentiment d’échec cuisant.
Nous avons descendu la colline par les escaliers du Garillan, nous ne savions pas quoi faire ni où aller.
Et le verre cassé toujours : l’un d’entre nous s’était entaillé le pied, il n’avait de cesse de retirer sa chaussure pour regarder son orteil, une ouie de maquereau, ça ne saignait pas.

*

Refuge des anges.
Ces anges ne volaient pas, trop saouls, mais ils ululaient.
On baisait beaucoup sur les toits, on baisait tellement, ça les faisait rire, qu’on cassait des tuiles.
Apprentissage de l’abondance.
Mais fanatiquement prudents, pas question de crever dans les bras du premier venu, ange ou pas, nous devions au moins ça ànos aînés.

*

Cette soirée ne valait rien.
À peine de quoi racheter des bières.
Pourtant dans cette ville on devait bien s’amuser quelque part, l’adresse des beaux quartiers, qui avait ça sur soi.
Pas des bières que nous voulions boire, plus fort.

*

Un peu de famille contre un peu de nouveauté.
Nous avions des cousins et cousines dans cette ville, mais nous étions làpour quoi, rempiler ou rencontrer des nouvelles têtes.
Des inconnus àqui tout dire, toute cette vie ramassée en deux heures de temps, des inconnus dont les ongles, toujours la première chose vérifiée, n’auraient aucune signification, ne trahiraient rien d’eux-mêmes.
Ces étrangers qui ne parlaient pas toujours notre langue, mais qui nous regardaient dans les yeux.
Eux.

*

Fermer les yeux, avaler ce qu’il reste d’air dans la gorge, s’essuyer les lèvres avec son poing, et le poing lui-même sur le pantalon àhauteur des poches, la trace un peu brillante, de limace.
Il avait raison ce type qui parlait toujours tout seul quai Roman Rolland, àl’entrée du café où jamais on ne nous avait refusé la monnaie pour la laverie : « Les chiens n’aboient plus, va faire orage  ».
Rue Victor Hugo, nous avons rencontré ce garçon que nous connaissions de vue, c’est lui qui est venu nous parler, il n’avait rien àdire et il ne savait plus comment se débarrasser de nous, de notre silence.
Il a fini par lâcher sa dépêche, la grosse fête ce soir àlaquelle, sà»r, nous sommes invités.

*

Des paresseux, ça ne voulait pas dire que nous n’avions rien envie de faire.
Nous écrivions un peu, sur le petit carnet, mais nous manquions de confiance en nous, pour attaquer le grand carnet, et d’encouragements, personne ne lisait àtravers notre persévérance – percer quelle vérité – et nous avions des camarades très brillants, quoi de plus normal d’envier des camarades très brillants.
Nous aimions les filles et les garçons, les garçons parce qu’ils étaient beaux garçons, parce que les filles pas tout àfait femmes savaient encore rire de tout.
Nous avons eu des amies extraordinaires, ce que nous savons aujourd’hui, nous l’avons appris auprès d’elles, mais elles firent des enfants de l’autre côté de la frontière, nous ne parlions pas la langue, elles n’existèrent bientôt plus.
Abrupt chemin d’écrire comme la pente jusqu’ànotre porte, abrutissante course de mots, sans doute absurde àvoir de loin, mais quelle autre solution il existait ànotre avidité – cette autre solitude.
Souvent, les pieds dans l’eau, sous le pont Morand, cette question de posséder une péniche, comme on voyait sur les berges du Rhône, somnolente, pour nous invitation àvivre au bord de l’eau, et nous espérions bien qu’un jour, mais par quel chemin, l’une d’elles serait la nôtre.
Nous n’imaginions pas les formalités d’une vie, pas du tout.
Souvent l’écriture n’était d’aucun secours, nous écrivions pour nous débarrasser d’une certaine pudeur, pudeur des jours heureux, toujours cette difficulté àécrire au présent, l’écriture était aussi le lien avec cette voix lointaine, comme déformée, mesquine presque – dans son murmure toujours égal, et la concordance des temps qui provoquait en nous de vives angoisses.
Nous ne voulions pas recopier les phrases des autres, leurs grandes phrases, nous cherchions plutôt une certaine simplicité des mots, pauvreté des faits.
Nous imaginions qu’écrire, c’était pencher la tête d’une certaine façon qui ne serait pas acquiescement.
Comme nous pensions aussi qu’il était possible de vivre sans jamais se blesser, se blesser sans perdre la vie.
Pourtant, sur ces feuilles, ce n’était pas ce que nous rêvions d’écrire, nous ne voulions plus raconter d’histoires, nous voulions dire autre chose, autrement.
En vérité, les mots ne nous obéissaient pas, et cette absence de son dans la tête quand il fallait écrire, cette pensée incomplète qui ne soulevait rien.
Tout ce temps passé àtravailler hors de nous, cette censure.
Ce mal de nos phrases jusqu’àla nausée.

©photo fabienne swiatly

6 mai 2010
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