Où se trouve la limite de nos rêves ?
Ceux qui aiment les hommes devraient tout lire de la collection Magellane de Michel Chandeigne. Il s’agit d’une trentaine de volumes colorés qui rassemblent les récits des grands voyageurs du XIVe au début du XVIIIe siècle, nous dit sa présentation. A la vérité, ce sont les tomes du livre des hommes plongés dans le noir.
Où se trouve la limite de nos rêves ? Combien de souffrances pour les trouver ? Combien de temps pour comprendre qu’ils n’existaient pas ?
Au XIe siècle, l’Occident est en crise. Le peuple est opprimé. Les croisades sont un échec. Les puissances régnantes se trouvent dans une impasse. C’est alors que se propage la rumeur qu’il existerait au-delà de l’Arabie (quelque part en Indes ou en Erythrée) un royaume où toutes les promesses de la chrétienté seraient tenues : abondance de biens, félicité de l’âme, harmonie sociale, concorde politique. Ce royaume serait dirigé par un prêtre-roi : le prêtre Jean.
Parce que cette légende répond très précisément aux aspirations de l’Occident, elle va croître dans l’imaginaire collectif comme une fièvre, en dépit des incohérences, des approximations, des faussetés évidentes. Puisqu’elle représente l’espoir inouï d’une alliance politique nouvelle, elle va être relayée par les puissances régnantes.
Lorsque le désir collectif atteint son comble, il s’incarne. Cet ainsi qu’en 1165, l’empereur byzantin Manuel Comnène annonce à l’occident qu’il a reçu une lettre autographe du prêtre Jean. Bien sûr, cette lettre est un faux, mais cela importe tellement peu au regard du désir qui l’a fait naître.
Dès lors, les Portugais entreprirent de construire des bateaux pour descendre la côte de l’Afrique et trouver ce royaume. Sur la seule foi de ce document apocryphe, le roi Saint Louis de France, le roi Henri IV d’Angleterre, le roi Alphonse V d’Aragon, le roi Jean II du Portugal, d’autres encore, tous, lui envoyèrent des ambassadeurs porteur de messages d’alliance. Pour les plus connus, ces messagers s’appelaient Marco Polo, Bartolomeu Dias, Christophe Colomb, Vasco de Gama.
Vasco de Gama arrive en Indes le 19 mai 1498 au terme d’un voyage de 10 mois. Il débarque sur la côte de Malabar, dans une petite ville qui s’appelle Calicut. Il est le premier Chrétien à débarquer en Indes par la mer, et l’un des tous premiers à raconter ce qu’il voit. Mais il ne voit rien. Il ne comprend rien. Il ne découvre rien.
Il confond le temple hindou dans lequel il entre avec une église. Les religieux portent leurs écharpes comme nos diacres portent leurs étoles, rapporte-t-il. Devant la représentation d’une déesse Indienne, il voit un saint chrétien : « Ces peintures étaient de diverses façons, car leurs dents étaient si longues qu’elles leurs sortaient de la bouche de la longueur d’un pouce, et chaque saint avait quatre ou cinq bras. »
Car ce sont autant des voyages à la frontière du monde que des voyages à la frontière de l’intelligible. Il y a un aveuglement singulier devant ce qui est impensable. Comme une impossibilité de le voir.
Il faudra un jour faire une histoire des rêves. Montrer que notre aventure collective est celle de chimères qui n’en finissent pas de mourir dans le cœur des hommes. Comme si la désillusion ne pouvait se guérir.
Un rêve grandit. Une évidence le nie, et il est abandonné. Mais les braises d’un indicible espoir couvent sous la cendre du réel. La réalité n’est pas assez forte contre les rêves qui justifient nos peines en leur proposant une fin. L’espoir d’un autre royaume chrétien en Indes est de ceux-là.
Quelques années après le débarquement de Vasco de Gama, il est une évidence pour tout le monde que les Indes ne sont pas chrétiennes. Des missionnaires jésuites se sont installés en Indes : à Goa, à Cochin, à Agrã. A la faveur de discussions avec les marchands et les pèlerins, ils apprendront l’existence du royaume du Tibet. Dès lors, il ne fera pas de doute que c’est le royaume que Vasco de Gama était venu chercher.
Ainsi, le matin du 30 mars 1624, deux hommes quittent la mission jésuite d’Agrà : le père Antonio de Andrade et le père Manuel Marquès. Ils portent des tuniques. Ils sont coiffés d’un turban. Ils portent un cimeterre à la ceinture. Ils parleront le persan à l’exclusion de toute autre langue afin de passer pour Maures. Ils s’en vont trouver le royaume Chrétien du Tibet. En traversant l’Himalaya. A pieds.
Il y a peu de récits qui rapportent ce moment précis où les hommes ne comprennent plus. Où ils vont mourir sans aucun doute. Où ils voient ce qu’ils n’auraient jamais dû voir, où soudain se dérobe la raison, c’est-à-dire le sens, c’est-à-dire le monde.
Les jambes flageolent devant la mer démontée. Les corps tremblent de peur devant les restes calcinés d’un naufrage. Les esprits basculent lentement dans la folie. Le sang quitte le visage. La certitude de mourir s’impose.
Dans les montagnes himalayennes, rapporte Antonio de Andrade, ils avançaient horizontalement au-dessus de la neige, afin de ne pas s’enfoncer. La nuit, ils dormaient à même la neige. Bientôt, ils ne possédaient plus de sensation dans les pieds, dans les mains, dans le visage. Des morceaux entiers de doigts tombaient lorsqu’ils se heurtaient à une pierre : ils ne s’en apercevaient qu’au sang qui coulait en abondance. Leurs pieds se mirent à pourrir. Une nausée mortelle les empêcha de manger. Une soif terrible les prit, que la glace n’arriva pas à apaiser. Antonio de Andrade restera aveugle pendant 25 jours.
Antonio de Andrade a cette image saisissante de beauté et d’effroi : dans le vent glacial, mes lèvres se fendirent comme des figues, écrit-il.
Ces hommes blessés, hallucinés d’épuisement, de froid et de faim arrivèrent au Tibet. Comme Vasco de Gama quelques années auparavant, comme tous ceux qui trop espéraient, ils se trompèrent sur ce qu’ils voyaient. Ce n’était pas encore le royaume chrétien qu’ils cherchaient de toutes leurs forces. Il n’y aurait pas de vérité à leurs espérances.
Jean Mocquet s’approche avec difficultés du bastingage. Il porte un bol de son urine dans la main gauche. Il tient un bistouri dans l’autre main. Ses cuisses ainsi que ses jambes sont devenues noires. Ses genoux sont décharnés. Ses reins sont douloureux. Il est fébrile. Il se tient un moment penché plutôt que debout contre la rambarde : immobile, silencieux, blême, comme étourdi.
Nous sommes fin août 1608. Depuis bientôt cent cinquante jours il s’est embarqué à Lisbonne sur la caraque Nossa Senhora do Monte Carmel pour Goa, en compagnie du Vice-roi des Indes. Le vice-roi est mort. On jette tous les jours à la mer des gens dont on a retrouvé, des jours après leur mort, le corps scrofuleux, anémié, gangrené, crispé. Leurs orbites sont vides car les rats ont commencé de les ronger.
Jean Mocquet sort de sa poche un miroir qu’il porte jusque devant sa bouche. Il retrousse ses lèvres en les tournant vers le soleil. C’est le matin. Ce n’est pas une lueur blafarde sous un toit de nuages sombres, mais un ciel pur d’azur. Il est face à l’océan indien qui brille. Il est face à un rêve.
Ses gencives sont livides. Elles sont gonflées. Elles sont blessées d’estafilades. Elles sont remontées, et ses dents se déchaussent et saignent. C’est le scorbut.
Jean Mocquet enfonce le bistouri dans ses gencives qu’il tranche. Un sang s’écoule qui est noir. Le sang se mêle à l’urine qu’il frotte dans sa bouche avec le pouce.
Un matin de 1959, peu après le premier vol sidéral de Gagarine, les habitants de l’Isle sur la Sorgue ont trouvé un placard de René Char affiché sur tous les platanes du village. Il était écrit :
« L’homme de l’espace dont c’est le jour natal sera un milliard de fois moins lumineux, et révèlera un milliard de fois moins de choses cachées que l’homme granité, recouché et reclus de Lascaux, au dur membre débourbé de la mort. »