Sa lumière voyage encore
J’ai une passion pour les noms propres, ceux qu’on perd, retrouve, les imprononçables, les mutilés. La première entrée du Dictionnaire de la Commune, de Bernard Noël, c’est Aab. J’aime infiniment commencer par le nom de ce briquetier élu capitaine de la garde nationale, condamné par le 3e conseil de guerre, à la déportation le 22 décembre 1871. Il est l’un des 7496 déportés, l’orthographe de son nom le place ici, inconnu et premier.
Tout de suite après, trouver, à l’Action (quotidien politique), pas tant de l’action que le portrait littéraire de Lissagaray, auteur de L’histoire de la Commune. De Lissagaray j’aime la précision et les envolées lyrique et Bernard Noël fait, parlant de lui, ce que lui fait quand il parle de Malon, de Varlin, de Jourde et de Beslay : un personnage. Lissagaray, d’origine basque, cousin d’un député bonapartiste, qui pense contre sa classe et ses proches, amoureux (éconduit) d’une des filles de Karl Marx, Eleanor, et spécialiste de Musset. Il ne s’agit pas de dire la commune ou la mort, je vaincrai ou mourrai, il s’agit, tellement pragmatique, Lissagaray, et radical (et j’ai souvenir de son amertume : la Commune n’avait pas voulu prendre le contrôle de la banque), il s’agit de dire comment on va faire. Action, finalement.
J’ouvre au milieu, sans tricher, sans chercher. Je tombe sur Fête : grande fête populaire que le peuple de Paris s’offrit et offrit au monde. Je vais d’entrées en entrées, dans le dictionnaire, dans la nouvelle et magnifique réédition que je viens de recevoir, à un moment où les fêtes sont bel et bien en suspens. Le peuple prend la fête, la change en spectacle.
Comment ne pas penser à ce mouvement qui, depuis février 2019, rassemblait de vendredi en vendredi puis de mardi en mardi, le peuple d’Algérie dans les grandes villes du pays ? Le hirak, mouvement révolutionnaire, pacifiste, révolution du sourire, forme libre et spectaculaire devait poursuivre ses conquêtes. Mais a dû céder la rue, provisoirement, scrupuleux et prudent.
On ne compare rien : la Commune a duré dix jours, la fête populaire a tourné en drame, le drame est mémorable, on a désespérément combattu, et follement, le drame a viré à la tragédie. On ne compare rien, sinon que les mouvements dont il est question, ici et là, n’en finissent pas, alors qu’ils sont, pourtant, arrêtés brutalement. Sinon qu’ils dépassent ce qu’ils ont été, ce qu’ils sont.
La commune est autre chose que son contenu. « La Commune de Paris fut PLUS et AUTRE CHOSE qu’un soulèvement. Elle fut l’avènement d’un principe, l’affirmation d’une politique ». Dire que les choses qu’on n’a pas eues sont les plus belles, comme le faisait Flaubert (allez donc lire à la page 369 du dictionnaire ce que pense le grand écrivain des Communards, « sanglants imbéciles » à qui il souhaite la chaîne au cou), c’est un truc de triste sire. En revanche, qu’un principe advienne, et qu’il faille en rester là, en suspens, un moment, afin de ne pas le crisper, et le recommencer ou inventer après lui, inachevé, un nouveau principe, c’est autre chose.
Un journaliste, élu du conseil de la Commune, Arthur Arnould, dit quelque chose comme ça. À la page 59 du dictionnaire, Bernard Noël raconte le passionnant personnage qu’est Arthur Arnould, ses deux noms, ses deux vies, ou trois, ou plus, ses passions autogestionnaires, anarchisantes, son destin d’oublié malgré le deuxième nom des romans à succès et des essais sur le bouddhisme.
Le dictionnaire de Bernard Noël, écrit cent ans après l’événement, publié par Fernand Hazan en 1971, puis par Flammarion, ressort aujourd’hui, alors qu’on en a tellement besoin. L’Amourier nous le redonne à lire, dans une très belle édition, frontispice d’Ernest Pignon Ernest, pour les cent cinquante ans de la fête tragique de 1871.
Au même moment, Bernard Noël, le 13 avril, à l’âge de quatre-vingt-dix ans, s’éteignait. Son travail, étayé par la lecture des ouvrages clefs, cités en préface, et des cent quarante et un journaux de la Commune, son travail veut « permettre au passé d’accomplir son retour dans le présent ». Si cela vaut pour cette révolution qui contient un sens qui la dépasse et laisse bien au-delà d’elle voyager sa lumière, cela vaut, c’est sûr, pour le grand poète qui a agencé l’abécédaire jongleur, de A à Z, sans achèvement ni clôture.