Paris 18, épisode 4

Ces textes constituent un fond de notes pour une composition prochaine. Ils sont adressés aux « acteurs » de la Compagnie Résonances. Ils sont écrits àpartir de citations autour du thème du tissu, àpartir de poèmes accompagnant des repas distribués dans le 18e arrondissement et autour de quelques réflexions sur les fameux confinements et déconfinements bien connus. Certaines citations sont des invitations àécrire.



Fatiguée de coudre des masques, ma couturière qui est aussi ma confiturière me confectionne un pyjama. C’est une sorte de djellaba en calicot blanc cassé. C’est mon costume de prisonnier, d’incarcéré àvie dans ce monde étriqué. De ma prison, où malgré mon confinement je me sens plus libre que dans n’importe quelle ville, je vous adresse ces mots, ces mots verts, ces vers où déjàgrouillent les vers blancs de la terre de mon jardin intérieur, de mon jardin d’hiver, de mon jardin spacieux, spatial et sidéral où je m’allonge par terre.

Ma couturière qui est souvent ma cuisinière me prépare des légumes amers avec des pommes de terre bien terreuses tirées des sables de la mer ancienne, et du veau de lait qu’appelle la mère vache du haut du pâturage. Cela fricote et mijote dans le caquelon de fonte émaillée. Je songe aux tajines d’Ayacha, de Fatiha, de Chadia ou d’Aïcha. Je songe àEya qui se teignait les cheveux en rouge. Je pense aux dix doigts tatoués d’Habiba et au potiron merveilleusement fondant de son bouillon odorant. J’imagine de la menthe parfumant les oreilles délicates de Noro-Leïla Mansour, grand-mère ou petite-fille de la poétesse Joyce Mansour, poétesse et athlète égyptienne. Et j’entends chanter Abdel avec Yasmine au son du tambourin de Hassan…

Ma couturière qui n’est autre que ma coiffeuse ou, si vous préférez, mon artiste capillaire, voudrait me coiffer àla mode assyrienne mais, faute de cheveux abondants, elle me noue trois tresses très fines, une derrière chaque lobe d’oreille et une sur le front avec le maigre toupet qui me reste sur le sinciput.

Ma couturière dont je suis le jardinier me réclame des prunes pour la confiture d’hiver. Mais c’est que les grêlons me les ont blessées, c’est que les geais me les ont picorées, c’est que les loirs me les ont pelées, c’est que le vent me les a décrochées et que les fourmis me les ont grignotées. Il faudra donc mettre en terre les noyaux et attendre que leur amande germe et que se développent tiges et racines et cela pourrait prendre un peu de temps dans l’espace de mon jardin spacieux, spatial et sidéral.

(Réponses aux poèmes des repas cuisinés et distribués dans le 18e arrondissement. Malgré l’épizootie, je joue avec vous.)

« Â Un jour, je rêvais. Une fille était morte et son esprit était sorti de son corps. Elle avait un couteau àla main  » Elle avait mis une simple robe bleue de couleur pâle ornée discrètement de serpents lovés. Sur la poitrine, un talisman indien. Le couteau tomba de sa main comme une grosse goutte de cire d’abeille et un sourire vint sur ses lèvres lorsque je tendis les bras, mains ouvertes et paumes vers le ciel…

« Â Si je pouvais voyager avec un cerf-volant  », je serais cerf-voliste et lucane en même temps, mes fortes mandibules accrochées àla toile pourpre et gonflée de vent. On m’entendrait passer dans l’air saturé d’insectes, au-dessus des canopées et des alpages. Mon génie favori tiendrait le fil de mon engin et me guiderait entre les éclairs, les grêles et les cyclones…

« Â Si je partais àl’aventure, j’irais dans une petite forêt  » où vit une licorne mauve en compagnie d’un farfadet. Tous les deux sont tisserands et tissent les plus beaux tissus du monde, les plus chatoyants, les plus solides, les plus bruissants. Et ils réparent également les tissus corporels àl’aide de pièces de diverses couleurs, de trente-six formes, de toutes sortes d’épaisseurs…

« Â Je prends une rose et un perroquet  », une rose de Provins, Provins sur la Voulzie, et un perroquet américain. Je mets le papegai sur le perroquet de mon bateau de rêve (il est amarré àParis) et la rose et qui est tant rose qu’elle confond le bleu outremer de l’océan vers où coule la Seine avec le bleu blafard du ciel et elle tombe dans le gouffre « Â comme une pierre dans le ciel  » et le papegai, transformé en jacquot, plonge àtire d’ailes et la rattrape dans son bec crochu. Ne demeure que l’écholalie de la rose qui est donc si rose qu’aucune rose ne peut être si rose, d’émoi, de joie, de lumière et du profond parfum de Provins où vivait l’amoureuse de l’amoureux de la Voulzie…

« Â Le poisson est dans la mer. Le tamarin est dans l’arbre.  » Le tamarin de l’Amazone suce les graines d’un tamarin de l’Inde et s’endort en se rêvant poisson qui broute les plantes marines que la mer nourrit. Et le petit singe d’Amérique du Sud se goinfre en Inde de la pulpe d’une longue gousse bien mà»re tandis que le courant très puissant qui longe la barrière de corail emporte le poisson et les algues qu’il arrache aux coraux. Et, de très très loin, de vraiment très loin, le tamarinier fait des grands signes avec ses branches dans le vent…

« Â Je prends un pain et un renard .  » C’est un renard volant et un pain de granit. Volant dans la nuit profonde, la roussette se suspend sous la pointe du piton rocheux et fait sa toilette soigneusement en compagnie de ses congénères suspendus sous la pointe du rocher, de ses congénères si affectueux. Puis elle retourne àla chasse aux insectes volants jusqu’àl’aube, pendant que dans le four du boulanger les pâtons odorants cuisent pour les enfants et pour les grands et même pour les édentés, pour les édentées…

« Â Le soir, pour me réinventer, je ferme les yeux et je pars.  » Je suis avec les oies qui redescendent vers le sud. Je suis avec les fourmis qui escaladent le mur d’enceinte d’un ville méconnaissable ou inconnue. Je suis dans une noix de coco et je me baigne dans son lait comme un bébé dans le liquide amniotique. Je suis un mélèze qui plonge ses racines dans le sol caillouteux d’un flanc de montagne. Et parfois, je suis marmotte parmi les marmottes d’un col situé àdeux mille sept cents mètres d’altitude et je m’étale dans l’herbe pour me chauffer au soleil de midi…

Eugène. Aoà»t 2020

22 janvier 2021
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