Patrick Beurard-Valdoye | PURGATORIO-DYNAMO


Folie ... détruis-moi avant que j’oublie que j’existe, que je cesse d’être
GUSTAV MAHLER [en marge de la partition de la Symphonie n° 10]



1

flots en rage cimetière mouvant au
hasard des naufrages cale inondée
tourbouillon bistre basse obstinée
énorme bière bondée
l’étueffond derrière la face de mer
l’emprison du noroît de l’histoire
respirez en effet primordialement
tas de pauvres fous cahotés que vous êtes
répartissez et conservez les souffles
encastrés l’heure n’est plus à
voler dans votre chute les branchies

quelque chose comme un tic tac horloger
le temps est trop masculin

quelques éperdus se hissant
sur l’épave du Scotia
ne trouvent qu’images indélébiles
tombent mais tombent sur accordéon et
saxo font danser l’escouade s’étour
dissent le vent siffle la Manche se
démonte en sons de conque
un sergent voltefaçant bondit révolver
au poing va brûler la cervelle
d’instrumentistes à vent
n’atteint quiconque une vague
furieuse empoigne le forcené
tous abrutis au visage requiem
par quelle démence enterrent-ils le pire
en sont-ils vraiment revenus

2

au camp de rescapés de Dunkerque
les Français sont assis en groupe au milieu
les Anglais debout à l’entour
tous cois devant la radio

ARMISTICE DANS L’HONNEUR

se mettent à piétiner sur place
trépigner sangloter
compote de chagrins folle
les Anglais se sont retirés
le terrain n’est pas de sable et l’arche
d’alliance s’est échouée

pour la réplique
il faut retravailler le discours
du tigre shakespearien
peaufiner sa traduction améliorer
sa mise en bouche translater
baratter tout baratin
sans éclats de sanglots
avant la sortie du studio

FRANÇAIS C’EST MOI CHURCHILL
QUI VOUS PARLE

Michel Saint-Denis alias Duchesne
l’ex-Dynamo est au gouvernail de la parole

NOUS ATTENDONS L’INVASION
LES POISSONS AUSSI

3

les rescapés muets de Dynamo dont mon
père auraient apprécié que
l’ennemi sur grand-écran fût
sans visage sans la force
vide de son propre champ de mort
or à l’instar d’un rapport d’opération
il restait l’ennemi l’innommé
traité de bandit dans les liaisons entre Spitfire
la vie avait baissé d’un cran

ils n’auraient pas survécu à Dunkirk
imax réveillant les odeurs
d’une épopée qui ne pue pas
et puisque le spectacle charpenté tenait bon
leurs nerfs auraient craqué
il fallait ces anonymes héros enfouis
six pieds en dessous
dans le terreau de leur cimetière dans
le sable fin des bray-dunes
dans le fer oxydé d’épaves dégluties
sans tic tac horloger

dans la nécropole sous les stèles
fichées en paix avec leur
identité de rabougre cousue
d’une écriture plaquée sur
la face du passant

faites respirer ces pierres parlantes
ces bétyles armé en ciment sifflant
et ce qui des restes resta
aux termes de l’incertain
présumé ISOLA soldat mai-juin 1940
présumé PASCAL Jules soldat 1-6-1940
présumé GARCIA Espagnol 2-6-1940
inconnu Espagnol 2-6-1940
inconnu maréchal des logis ou sergent mai-juin 1940
présumé MAZZA Joseph canonnier servant 35° R. A. D. 29-5 / 3-6-1940
inconnu tirailleur décédé le 02-06-1940 à Bray-Dunes
inconnu matelot mai-juin 1940
inconnu soldat entre le 30-5 et 3-6-1940
inconnu tir. alg. mai-juin 1940
inconnu L.G. soldat 7° R. I. juin 1940
présumé ANGUS A marin 29-5 / 3-6-1940
inconnu soldat S. D. T. M. 29-5 / 1-6-1940
BOUZEGHTA BONDJENA dit AMMAR soldat présumé 23-6-1940
présumé GAILLARD Marc soldat 137° R. I. 27-5-1940
présumé SAUMAR soldat 121° R. A. mai-juin 1940
inconnu présumé quartier maître juin 1940

tous des gentils cuideriez-vous

dégotez donc aussi le patronyme des pilotes
allemands aux 180 avions descendus
helio helio signe-en-ciel
les troupes vers la voûte aux virgules s’égaillaient
la toute première fois dit Saint-Denis

quant à la R. A. F et ses planes
construits dans le secret
les dirigeants anglais pas même
le Roi n’en connaissaient les plans et
ce silence donnait des ailes
aux fighters une assurance spéciale

l’asilaire Antonin Artaud d’ailleurs
voulait mettre L’Aval-des-Allemands
sur la voie par un schéma l’un de ses
gribouillis d’initié juste un peu fou

LE PRINCIPE A ÉTÉ TRANSFÉRÉ À UN POINT
BEAUCOUP PLUS OCCULTE DU CIEL

4

de la traversée Artaud parle à Prével
le réel en voyage
de Dunkerque à Vera Cruz

mais la mémoire joue des tours
le vrai fluctue il
se présente fibre par fibre
discutaillant dans le vif
pour Artaud il n’est de purgatoire
seulement les enfers et les limbes

lui n’est pas à Dunkerque
s’il envoie d’Anvers des caresses à sa mère
dans l’attente de l’Albertville
formes imposantes écrit-il
massif trapu et muni
d’une haute et large cheminée
car pour Artaud la cheminée a
beaucoup d’importance sur les bateaux

le spectre du trop-tard rôdant toujours
l’Albertville est affrété
pour évacuer les troupes de Dunkerque
armé de deux mitrailleuses
avec munitions périmées muni
de deux canons de 75 de la guerre
d’avant les artilleurs trouvent
bien imprudent d’essayer
ce matériel d’ailleurs le fusil Berthier
de mon père était sans munitions
et les cinq malheureuses cartouches distribuées
aux copains ne convenaient jamais
la Bataille de Dunkerque c’était ça aussi
et les sanglots de mon père
langue en rase-mottes trompette en fantoche


(Extrait du huitième volume du Cycle des exils)
12 avril 2020
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