Marc Jahjah | L’Heure pauvre

1.

nous préférons 
aux mots
l’incertitude 
des formes : 
les mages d’encens
l’obole des bruits 
avant le tamis
du jour

ô les guêpes 
gardiennes 
geôlières 
des forges

***

entre
ce qui vient
et ce qui va
entre
l’écorce
et l’arbre
l’éclair
des formes
l’or
des passages

2.

cette peine de paysages
dans un jardin ravi
par les taupes du soir

tout s’appauvrit

les pierres les branches
les oranges vertes, malades,
la lumière la terre
l’eau entre les grappes

tout s’appauvrit
ce soir

dans la paix des arbres

3.

il reste
dans l’allée
des odeurs
de résine
familières

la lumière
tire les pins,
vers la terre

le thym faiblit

tu te souviens

4.

savions-nous
en la suivant
que l’eau

nous mènerait
où nous étions :
dans une pinède
oubliée
au sommet
des forges,
à la pierrée

5.

vous qui aimez les lampes
et les chambres pauvres
pâles
ouvrez-lui une noix
amulettes du soir

***

j’habite le muret
guêpes prunes olivier
de ma mère

qu’assemble
une peine
ossuaire-amulette

6.

ils ont le vent dans les arbres
un peu de terre dans un cartable

la chute d’un citron
éclaire
leurs pas

ignore ce qu’ils savent :
la peine des lampes
est très grande
dans le jour pâle

sous un prunier
le chapelet
remue
mes doigts

7.

taupes,
touchez ces visages
rongez le grain
du chapelet
remuez la terre
pleine
comme une main trouve
une guêpe
dans une boîte aux lettres

8.

à l’heure pauvre
elle convoque
toute chose
au sommet
des forges

lumière
– suaire du monde

nos peines

ne sont pas
les nôtres

***

ciel
après
ciel
forges,
dans les arbres

elle n’en finit pas
de nous combler
d’appauvrir en nous 
toute prétention 
à être autre chose 
qu’elle-même

lumière,
éteins-nous
rapproche-nous 
un peu 
des pierres

***

au royaume des herbes 
dans l’enfance d’un paysage
la lumière creuse 
le drap
des montagnes

depuis la terre,
un bateau 

commémore 
ses voyages

au loin,
un chien
aboie

ô matin cru 
de nos images

***

dans la pierrée
le temps n’a pas d’âge :
les bruits s’assemblent
comme un chapelet

il n’y a
ni signes
ni croix
à chercher

seules,
les mûres attendent
derrière les ronces
amusées
de nous voir
les chercher

lumière,
montre-nous tes offrandes
ralentis notre marche
appauvris-nous
dans le jour retiré

9.

fille de l’olivier
les taupes t’ont ravie
aux montagnes
empierré ton image
au matin
dans une tasse

souviens-toi
de la terre fidèle
à tes mains
du thym du pin
des guêpes
des figues écrasées

souviens-toi
des après-midis
sans pain
de ta mère
qui dormait
sur un sol tiède
l’été

là où tu es
c’est ton sentier
moitié hêtres
moitié chênes
tu règneras un jour
sur le monde
pauvre et muet
où s’alourdissent les pierres
où les cigales se changent en criquets

10.

le gravier avant les arbres
dans l’allée blanche de nos pas
on allait ramasser des prunes
sur la pointe de notre âge
ma mère à la fenêtre appelait sans fin 
et jusqu’au soir l’île des jeux de bois

***

le matin 
quand rien ne parle
à l’heure 
des choses
avant les images

mon frère laissait
une odeur
d’olives 
sur la table
de thym
et de sésame

maintenant
je vais là
où je suis
dans l’écartèlement
du jour 
et des paysages

12.

un village pour mon père
– tuiles rouges, sapins et chênes

(cent ans les séparent)

des prunes pour mes frères 
dans l’allée blanche de leurs pas

une forêt pour ma sœur
de faunes
– oiseaux-lyres, perroquets
baignoire !

et pour ma mère
(ma mère…)
l’aube triste
l’heure pauvre
dans une tasse

13.

les yeux durent
longtemps
dans le jour pâle

dévoués
au retrait
du spectacle

14 avril 2019
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