Maï Mam, Honey Money
Chacun a besoin d’une maï mam.
À défaut, n’importe quel honey money
peut faire l’affaire.
Dépités par les ciels bas et haut, maï mam et saï honey money embarquent vers les îles Dessous-le-Vent-des-Berges. Saï honey money tombe à l’eau au large de Vancouver - qu’est-ce qui nage jusqu’au rade de Brest ? Maï unique mam.
Mes ombres s’écroulent derrière le comptoir du rade les nuits de bière gelée. Peu survivent au final. Certaines sombrent. Certaines tremblent. Certaines crient. Certaines meurent. Beaucoup. Meurent des faims et des froids. Meurent des musiques muettes, meurent des lumières noires, meurent des paroles sourdes. Honey money leur maï mam les a rejetées de saï tout espoir sur les tessons de la déréliction.
J’avais maï mam, pleure une
qu’elle.
J’avais saï honey money, rêve autre
qu’lui.
ô maï mam
ô honey money
vos âmes équatoriales sont sans défaut
chantent-elles dès qu’on se souvient qu’on partirait
sauf que - le rade de Brest est fermé le dimanche
saï maï mam y pratique l’amour en blanc - on écrit la somme qu’on a le besoin - endossable encaissable telles la cruche de vin blanc et la corbeille de moules - inépuisable l’amour de saï maï mam aux noces canailles du rade de Brest
couche-toi my fille, me dit maï mam
et elle : draps parcheminés, petite zizique de nuit, fantômes au demeurant, et bastarde cosi
habille-toi my rejeton, me dit maï mam
et elle : pull et après-skis en hiver, tee-shirt et short en été, pas de compromis avec les demi-saisons
nourris-toi my progéniture, me dit maï mam
et elle : compote d’abricots et riz au lait, le riz au lait est bon pour ta santé j’aime la santé
quand j’ai mal aux dents maï mam m’emmène chez saï dentiste. Saï dentiste s’appelle Ciccia Jésusalem. C’est une expansion de saï honey money, une épaisse femme blonde qui pleure son père avec des larmes, aux gestes pas très délicats, qui anesthésie les gencives et les racines avant d’attaquer à la roulette du fait que maï mam assise dans le fauteuil en skaï bleu la surveille du coin de l’œil. Il y a aussi saï boucher, saï fleuriste, saï marchand de journaux, saï tabac - maï mam les surveille tous. S’ils sont peu aimables avec moi - couic. Grâce à maï mam, tout le monde m’aime.
Ciccia Jésusalem dit : " Depuis que ma mère est morte, ma banque s’empresse à la remplacer. Elle me conseille les prêts et les déprêts. Elle m’écrit les enlevés et les relevés. Elle me téléphone les découverts et les découvertes. Mais rien ne vaut une mère. " Ma bouche grande ouverte empêche que je hurle la douleur : rien ne vaut une banque.
Les entreprises fonctionnent comme ça : elles embauchent de préférence des mères célibataires et des mères divorcées qui acceptent de travailler pour des bas salaires parce que ces maï mam ont vraiment besoin de freak.
On aurait toujours saï mam - on se délite avec saï honey money.
L’amour de maï mam me tient chaud. Quand maï mam se noie trop longtemps dans les verres du rade de Brest je me couvre le corps avec les billets de saï honey money, des billets en toutes lettres et couleurs. Quand maï mam s’attarde trop longtemps derrière le comptoir du rade de Brest les billets réchauffent mon cœur fragile - comme le papier-journal, dit Sam -, les billets qui rembourrent les matelas, les billets confortables. Un jour un chanteur qu’on appelle Serge Gainsbourg a brûlé dans la télévision un billet de saï honey money.
Les billets se défroissent avec une patte-mouille, au repassage.
Le midi je rejoins Ciccia Jésusalem et on déjeune ensemble dans un bistrot nanti de la place Léon-Deubel. Ciccia Jésusalem me raconte des histoires de quand elle et maï mam étaient jeunes. Dentiste, c’est ce que voulait faire Ciccia Jésusalem depuis. Elle l’a fait parce que son père était dentiste et il est mort. Il lui a tout appris. Elle a pas fait les diplômes mais d’aucuns ne le savent. Ils se faisaient soigner les dents par le père, un jour ç’a été par la fille, ils ont rien réclamé - c’était plus rapide que partir à la recherche d’un autre cabinet, dont on connaîtrait mal l’adresse plus loin, etc. Ciccia Jésusalem avait suffisamment vu son père travailler dans les bouches grandes ouvertes pour savoir à son tour. Et maï mam, je demande, elle voulait faire quoi quand elle était jeune ? Elle voulait être vieille, c’est tout. Alors elle a réussi sa vie ? Oui, se réjouit Ciccia Jésusalem. Comme moi. Toi tu veux faire quoi ? Juste rester seule avec my dents et saï honey money.
Les billets de saï honey money c’est rien que du papier imprimé d’argent. Pas facile de tracer des lettres dessus. J’essaie d’écrire sur le papier qui brille... ça glisse. Et on n’a pas beaucoup de place entre les pleins et les déliés. Mais ça encore... Je calcule. En noircissant le recto et le verso on arrive à une page de roman de trois cents mots (dix mots par ligne et trente lignes par page selon Ernest). Deux cents feuillets = deux cents billets. Deux cents billets de dix euros = deux mille euros = soixante-cinq mille francs et des broutilles cher marquis. Cher le roman ! soupire Ciccia Jésusalem. Tu veux écrire un roman ? Zéro le roman ! Ou tâter un peu de l’irrationnel des nombres ? Tu as déjà saï honey money - pas besoin d’écrire kif-kif roman.
Ciccia, raconte-moi une histoire de quand vous étiez jeunes maï mam et toi.
En ce temps-là commence Ciccia Jésusalem, nous allions vers Alome tous les samedis soir et Alome venait à nous. Il descendait de ses collines pour nous voir spécialement taï mam et moi. Taï mam et moi on était des petites malignes. À l’heure où Alome arrivait on traînait encore sous les pis des vaches. Il s’impatientait de nous voir lambiner, c’est lui qui finissait la traite. Ca l’excitait, ces pis de vaches dont il serrait la pointe entre ses gros doigts. Ca nous excitait, ces gros doigts qui serraient des pis vachards. On enfourchait une vache, on s’asseyait à califourchon l’une en face de l’autre, on ouvrait nos corsages et on se pinçait les seins. Alome rougissait, suffoquait, nous traitait de traîtresses. Mais nous, taï mam et moi, pas folles, c’est pas avec lui qu’on destinait nos nuits. Lui on le destinait seulement à nous conduire au bal d’Hannibal.
En ce temps-là recommence Ciccia Jésusalem, les paysages dégoulinaient. Les marées blanches débordaient des chaussées, les étoiles et les semelles s’y engluaient, il fallait tendre des guirlandes de rocher à rocher pour se rendre où que ce soit. Les choses n’avaient pas adopté leur place. Elles la rodaient et si tu occupais celle que la chose envisageait, couic - en ce temps-là les routes enroulaient et déroulaient sous n’importe quel angle. Ah pourquoi tu me fais raconter ces saletés de passé !
Maï mam me raconte jamais rien.
Elle a jamais rien raconté.
Dans le temps dans la rue maï mam doit me représenter. Quantité d’inconnus se souviennent pas de moi ou peut-être ils enragent maï mam. Voilà my filiation, vous la connaissez ? Non, mais enchanté. Voilà my ayant droite, vous la reconnaissez ? Non, mais ravi.
Maï mam me néglige certes pas, quand j’étais petite elle me transportait dans un sachet en papier et elle ne m’oubliait jamais. Elle ne m’oubliait pas quand elle partait en vacances. Elle ne m’oubliait pas quand elle allait à la messe. Elle ne m’oubliait pas quand elle allait à la piscine. Quand je criais trop de ses transports elle fermait le sachet jusqu’à ce que mes cris m’étouffent. Un jour mes cris ont déchiré le papier et elle a remplacé le sachet par une pochette en plastique. Quand elle arrivait à la piscine elle vidait la pochette en plastique dans le grand bain.
Maï mam sait toujours où je suis, même quand je sais pas moi où.
Moi non plus je l’oublie pas maï mam à moi. J’étais accroupie sur le dévers d’une très haute falaise, je voulais me jeter dans le vide. J’entendais qu’on m’appelait. J’étais isolée trop énervée pour apercevoir les visages d’en bas mais j’entendais les voix. Eh, chose. Eh, truc. Eh, machine. J’aimais ce vertige de la distance. J’aurais voulu être coquillage fossilisé sur un rivage, j’étais que pierre qui dérapait sous chaussure cloutée, je tenais à rien quoi. Alors maï mam a entassé les liasses de saï honey money les unes au bout des autres et elle m’a sauvée, elle a construit un pont.
Vous croyez qu’on peut vivre sans maï mam ?
Et sans saï honey money ?
Maï mam est née avant moi. C’est rien. Maï mam est morte avant moi. Rien non plus. Maï mam née et morte avant moi je résume : maï mam la prem’ partout. On aurait pu se croiser pas. Il aurait suffi qu’elle écrive mon nom sur une addition défroissée du rade de Brest - mais non, il a fallu qu’elle s’attarde de mon vivant, il l’a fallu, il l’a bien fallu.
Le Risque de l’histoire dont on vient de lire une ébauche a été publié début septembre 2008 aux éditions Laurence Teper.
Chez publie.net, sous le titre Matériaux pour un roman, deux ensembles : Le roman est-il concevable ?, étude sur La fin du roman d’Ossip Mandelstam, suivie des esquisses préalables du Risque de l’histoire, PDF 106 pages ; Une guerre. Détruire - les soldats, récit, PDF 91 pages.
Dominique Dussidour a tenu un Journal du compte à rebours, sur remue.net dans les deux semaines qui ont précédé la reprise de son manuscrit, l’été 2007, pour l’écriture de ce qui devait être la version définitive.
Sur remue, une note critique de Cathie Barreau.