Philippe Bray | Six nouvelles



Un jour ordinaire

Quatorze heures, c’est un jour de pluie comme il en arrive souvent, dans nos régions. Je suis aux abords d’une belle et grande ville située à une centaine de kilomètres du centre de l’Europe d’alors. Je décide d’aller prendre l’air, pour je ne sais plus quelle raison.
Ce qui me surprend, au demeurant, c’est la vitesse à laquelle les gens marchent.
Puisque je marche à autre allure une série de questions me vient à l’esprit :
Suis-je normal ? Sont-ils fous ?
Sont-ils normaux ? Suis-je fou ?
Où est donc passé “ornicar” ?
Je n’arrive pas à comprendre.
Question sans réponse ou réponse sans question, libre à chacun de choisir.
À ce moment, la seule certitude que j’ai, c’est que le jeudi est un jour ordinaire sans histoire.
À Chatou, un jour du mois de mars de l’année 1990.


Le téléphone sonne

Je reviens des Antilles où je suis resté un certain temps. J’ai un mal fou à me réadapter au rythme de la grande ville : deux mois sont nécessaires. J’ai des dettes, je dois beaucoup travailler…
Le téléphone sonne ; c’est une ex-relation professionnelle qui m’appelle pour un extra chez un particulier habitant dans les quartiers huppés. Je dois servir une dizaine de personnes. Il faut être deux : un en salle, l’autre en cuisine. Je suis seul ; je n’ai pas l’habitude de servir chez les particuliers. Je suis alors plutôt un maître d’hôtel de restaurant (service à la carte) et de banquet (menu fixé à l’avance).
La différence entre les deux services est grande : d’un côté, nous avons une question de rentabilité ; de l’autre, une question de protocole et de distance à préserver. On ne peut se permettre dans ce dernier cas de s’amuser. Or j’aime pratiquer l’humour avec les clients, c’est souvent nécessaire.
Un prince et une princesse font partie de l’assistance. Ils sont responsables, je pense, de ma présence. Lors de la préparation du repas, mon employeur pour un soir me prévient :
— Vous savez, ils sont très à cheval sur le service. Faites très attention, ils vivent en permanence avec des domestiques !
Mon employeur est dans tous ses états. Je le sens tendu et contracté. Sa femme et lui m’expliquent l’ordre du service. Cette dernière participe avec moi à la préparation de la mise en place. Ils sont de nationalité libanaise et demeurent charmants. Ils n’ont guère l’habitude de recevoir des gens « étiquetés ».
Je trouve la situation drôle. Je fais du mieux possible. Je renverse tout de même à deux reprises de la sauce sur la moquette…
La soirée s’achève, le prince et la princesse quittent les lieux ; c’est fini. Mon employeur d’un soir et moi sommes soulagés


Connaître je

Assis sur mes water-closets, je lis un article du National Geographic sur l’Afrique. Je tourne la tête et pense à un vieux vêtement accroché derrière la porte. Un adolescent me l’a donné, à l’époque où j’étais enfant et que j’habitais rue des Champs.
Chaque objet, qu’il soit pratique ou décoratif, a son histoire. Celui-là est usé, troué, mais je l’ai conservé. Sans doute pour cette raison : il me rattache à une part de moi-même. En pensant à lui, vingt ans plus tôt ou vingt ans plus tard, je me souviens d’avoir revu celui qui me l’avait offert. C’était aux Antilles. Il était devenu mécanicien dans une compagnie aérienne.
Là aussi, je me trouvais. C’était une île sous le vent — celle où naquit Alexis Léger, le poète Saint-John Perse. Je ne le connaissais pas encore. J’étais venu pour d’autres raisons. Je vivais pauvre, comme les pauvres, puisque je l’étais.
La population était majoritairement noire. En tant que blanc — béké ici — j’étais entre deux eaux : suspect pour les uns, trop distant pour les autres. Je ne me reconnaissais ni dans leur regard, ni dans leurs attentes.
Je n’avais jamais mangé et bu autant que ce soir-là, depuis plusieurs mois. La terrasse donnait sur un stade. Nous avons parlé de tourisme — un domaine dans lequel j’espérais trouver un emploi.
Ils n’étaient pas cultivés au sens académique. Ils ne connaissaient rien à ces histoires de couleur de peau, aussi opposées que blanche et noire, qui m’avaient habité.
Le Livre de la Jamaïque de Russel Banks, que je lis en ce moment, me remet en mémoire mes fréquentations de jadis. Je me souviens d’avoir discuté avec plusieurs rastafaris.
« Connaître je » était leur vision commune, et entrait toujours dans leurs considérations ; elles étaient principalement religieuses, en relation avec les « ancêtres ».


Idéalement

Près de moi, l’amour est un compagnon des nuits enchantées. Quelques rides se sont creusées à mon visage, laissant passer l’eau des sources cristallines.
La femme est une jeune fille qui ne se maquille pas, en des formes harmonieuses. Sauvage et rebelle, sa voix parle aux enfants des couleurs. Elle côtoie la mélodie des oiseaux.
J’ai passé du temps avec moi-même à chercher l’impossible, pour partager le fruit de mes recherches, de mes découvertes : découvrir est un enchantement perpétuel.
Se sont posées sur mon âme, à la flamme de l’esprit, toutes les identités du monde : s’oublier un instant totalement, c’est vivre avec l’autre ce qu’il y a à vivre.
Le monde en soi est comme un gant de soie qui se retourne pour se distiller dans l’univers de l’amour tout entier.


Un enfant est un poète

Un enfant est un poète venant de l’autre monde, un monde étranger aux apparences où ce qui nous habite plus ou moins se sacrifie au profit de l’autre, pour le faire progresser.
Cet enfant, fruit d’un amour hérité, vivra encore en lui quelques temps ; le temps de se poser sur ses deux jambes pour faire un pas en avant.
Je suis celui-ci, idéalement, qui s’est civilisé, qui a grandi pour tenter de faire partager ce qu’il y a à vivre.
La matière vivante est un bouillonnement de la vie intérieure qu’on aperçoit en dehors, dans un sentiment éprouvé et ressenti. Elle est un bourgeon du printemps, une fleur qui étouffe un insecte volant de ses pétales blancs.
Charmante et enivrée de parfums éthérés, elle prend le temps de vivre en vivant intensément.
Près de moi, le fruit de l’amour est un enfant qui naît. Mon monde rejoint le sien quand je suis disponible. Il s’en souviendra lorsqu’il grandira et que je serai parti.
Formellement, il n’est pas de la prosodie, c’est un poème vivant. Ses sons ne riment pas, il répète ce qu’il entend sans tout d’abord comprendre.
Je reviens de l’amour. Je suis le fruit d’un amour passager qui, en un instant seulement, s’est mélangé à un liquide sucré et salé qui poursuit sa destinée, comme un enfant africain mourant en quelques jours.


Le dernier souffle

L’autre soir, un homme m’a offert son dernier souffle. Sa dernière respiration.
Ce vieux monsieur, atteint d’une maladie incurable — une maladie qui n’aura jamais le droit d’avoir son téléthon parce que les cas sont trop rares — m’a claqué dans les bras, alors que j’allais le mettre au lit.
Dans la nuit, il est parti, quand je l’ai quitté. Ce n’est que le lendemain que j’ai appris qu’il était mort.
Au moment de le quitter, il ne m’avait pas fait de clin d’œil, comme d’habitude, et je ne l’avais pas remarqué, avant d’aller m’endormir pour la nuit.
J’ai trop de choses à dire. J’ai parfois choisi de me retirer en restant contemplatif de ce qui m’entoure.
C’est une image poétique, une carte postale vivante : de l’eau qui passe sous un pont, un vieux bateau qui avance à la force du vent ; un couple de cygnes qui ne se sépare jamais en veillant à la béatitude de ses petits.
L’amour, c’est probablement ça : cette dernière image, la tentation d’un bonheur à partager pour le perpétuer.

27 septembre 2025
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