phrases du jour - 2001
à l’extrémité de son mouvement, la pensée est impudeur
J’appelle inspiration cette intrigue de l’infini où je me fais auteur de ce que j’entends.
main ou mot, la vérité de la main, c’est déjà - ouverte
comme fermée, d’avoir pour une part été ce qu’elle-même proposera
la main pleine de vérité, vide aussi bien que pleine.
dans l’incertitude, j’ai tendu la main
...trouver la réalité de ces poudreuses enjambées qui livrent un printemps derrière elles ...
Les langues sont comme la mer : elles oscillent sans cesse.
Dans l’écriture, toute la caverne du corps résonne de mémoire ; les mots creusent et tressent une fugue ; ils descendent, par la danse, dans la matière même de la pensée... Écriture et lecture sont des expériences éprouvantes, épuisantes, et qui font renaître comme la nage. On en sort épuisé et plus souple ; notre corps est ajouré. Tout ce qu’on nomme est ouvert d’avoir été davantage creusé.
Ecrire comme si je n’étais pas moi. Les mots antérieurs : écroulés, dénudés, aspirés par le gouffre. Écrire sans les mots, comme si je naissais.
Certainement, je ne m’assieds jamais aux gradins des concerts, sans percevoir parmi l’obscure sublimité telle ébauche de quelqu’un des poèmes immanents à l’humanité ou leur originel état, d’autant plus compréhensible que tu et que pour en déterminer la vaste ligne le compositeur éprouva cette facilité de suspendre jusqu’à la tentation de s’expliquer.
Toute vie profonde est lourde d’impossible.
Des corridors, - des corridors sans fin ! Des escaliers, - des escaliers où l’on monte, où l’on descend, où l’on remonte, et dont le bas trempe toujours dans une eau noire agitée par des roues, sous d’immenses arches de pont... à travers des charpentes inextricables ! - Monter, descendre, ou parcourir les corridors, - et cela, pendant plusieurs éternités... Serait-ce la peine à laquelle je serais condamné pour mes fautes ?
un homme se possède par éclaircies
Nous vivions de fleurs. Voilà pour la sustentation.
Nous avons moins besoin d’adeptes actifs que d’adeptes bouleversés.
Amitié : amitié pour l’inconnu sans amis.
Qui tait son fou meurt sans voix.
Le mot est le corps du temps.
être avec ce qui sur soi l’emporte
Peser de tout son poids sur le mot le plus faible pour qu’il s’ouvre et livre son ciel.
Et je me détache du thème, du sujet, je suis content que ça corresponde à ce que j’ai envie de faire, puisque l’errance, c’est l’abandon du sujet, c’est l’abandon de l’intrigue qu’on trouve dans les films, cette intrigue qui vieillit, qui vieillit les films, qui vieillit les histoires, qui est gênante, qui n’a plus de valeur au bout d’un certain temps. On le voit bien d’ailleurs dans les vieux films, on le voit très bien dans les vieilles photos qui nous intéressent, qui nous touchent. On voit bien que l’intrigue ne joue pas, que même le sujet ne joue pas, que c’est le moment, c’est quelque chose d’autre qui a dominé. Je pense que le sujet est un obstacle à la création photographique, comme il l’est à la création cinématographique. C’est la forme, c’est l’esthétique, c’est la force du regard. C’est de ça qu’on se souvient. Tous les écrivains voyageurs, Chatwin, Bouvier, ont fait des livres sans intrigue. Leur intrigue, c’était celle de leur vie quotidienne.
Les descriptions sont une prairie, trois rhinocéros, la moitié d’un catafalque. Elles peuvent être le souvenir, la prophétie. Elles ne sont pas le paragraphe que je suis sur le point de terminer.
Les écrivains qui, dans la description, sont myopes, et ceux qui sont presbytes. Ceux-là chez qui même les menus objets du premier plan viennent avec une netteté parfois miraculeuse, pour lesquels rien ne se perd de la nacre d’un coquillage, du grain d’une étoffe, mais tout lointain est absent - et ceux qui ne savent saisir que les grands mouvements d’un paysage, déchiffrer que la face de la terre quand elle se dénude... Rares sont les écrivains qui témoignent, la plume à la main, d’une vue tout à fait normale.
Fais-nous naître aux cieux du dedans
Criblés de gouffres en averse
Et qu’un vertige nous traverse
Avec un ongle incandescent
Dans un poème ou une nouvelle, on peut décrire des objets parfaitement triviaux dans une langue on ne peut plus banaler, mais d’une grande précision, et doter lesdits objets - un fauteuil, un rideau, une fourchette, un caillou, une boucle d’oreille - d’une force considérable, et même confondante. On peut placer dans un dialogue une petite phrase d’aspect anodin, mais qui fera remonter un frisson le long de la colonne vertébrale du lecteur.
...un morceau, réel ou imaginaire, de l’espace et de la durée que la vocation, avec l’art, est de soustraire à la fuite...
J’aimerais un jour parvenir à la morne platitude distante des Catalogues de la Manufacture française d’armes et de cycles de Saint-Etienne, du Comptoir commercial d’outillage, du Manuel de synthèse ostéologique de MM. Müller, Allgöwer, Willeneger, ou des vitrines du magasin de pompes funèbres Borniol (ces beaux poncifs). En attendant, loin du compte, j’ai recopié des rouleaux de télex hippiques France-Soir (avec toutes ses éditions), des paroles de chansons anglaises connues, des dialogues d’anciens films célèbres, des prospectus pharmaceutiques, des publicités de mode, lambeaux sur lesquels, furtivement, s’écrit le temps mieux que dans les oeuvres.
La mémoire est une persistance accompagnée de reconnaissance. J’ai essayé d’indiquer les circonstances de son apparition, le fort degré de nécessité avec lequel un processus obscur, étroit, séculaire, inchangé, a suscité, soudain, parce qu’il s’effaçait, le détachement, la conscience, le récit. Tout ne réclame pas, heureusement, d’être revécu sous la modalité seconde, distante du souvenir. Un psychologue, Zeigarnik, dit qu’on se rappelle surtout ce qui demeure inaccompli. Ce qu’on projetait et qui ne s’est pas traduit par des actes, qui n’a pas passé dehors, dans les choses, persiste dans l’esprit. Je me rappelle surtout les commencements, les jours interrompus, le pays perdu. Ecrire est encore une façon d’agir, la suite - fût-elle amère, distante, détournée - de ce qui n’a pas trouvé sa résolution. C’est l’effet Zeigarnik. Le reste s’est consumé dans un présent pur.
L’étrangeté de la vision du monde qui est celle de Rimbaud : monde totalement unifié où l’espèce humaine bouge et ondule en masse parmi les autres à la manière d’un peuplement d’orties ou d’asphodèles.
Qu’on me touche : toutes ces voix vivent dans ma pierre musicale.
je cherche une fêlure
une fêlure
pour être brisé
J’eusse voulu dessiner les moments qui bout à bout font la vie, donner à voir la phrase intérieure, la phrase sans mots, corde qui indéfiniment se déroule, sinueuse, et, dans l’intime, accompagne tout ce qui se présente du dehors comme du dedans. Je voulais dessiner la conscience d’exister et l’écoulement du temps.
Expérience sans mesure, inexpiable, la poésie ne comble pas mais au contraire approfondit toujours le manque et le tourment qui la suscitent.
Des bruits de cuisine s’entassent dans une arrière-cour. Des voix contradictoires jouent à pigeon-vole. Une voiture démarre. Un train crie dans la gare prochaine. Une plainte lointaine et longue s’élève... Avec quel plaisir on se déchire. Ces pensées font qu’on regarde si on saigne. O les mots touchants qui vous font pâlir.
après l’ondée
les chrysanthèmes
imperceptiblement se redressent
Le mouvement de lacet sur la berge des chutes du fleuve / Le gouffre à l’étambot / La célérité de la rampe,/ L’énorme passade du courant (Mouvement) C’est la dernière solution de Rimbaud, déjà toute proche d’Apollinaire, Cendrars, Reverdy. La courbe de la destruction du vers, l’incendie de la prosodie, finit là, dérisoirement : Au directeur des Messageries maritimes, / Marseille, 9 novembre 1891 / UN LOT : UNE DENT SEULE. / UN LOT : DEUX DENTS. / UN LOT : TROIS DENTS. / UN LOT : QUATRE DENTS. / UN LOT : DEUX DENTS.
On doit être préoccupé uniquement de l’impression ou de l’idée à traduire. Les yeux de l’esprit sont tournés au dedans, il faut s’efforcer de rendre avec la plus grande fidélité possible le modèle intérieur. Un seul trait ajouté (pour briller, ou pour ne pas trop briller, pour obéir à un vain désir d’étonner, ou à l’enfantine à volonté de rester " classique ") suffit à compromettre le succès de l’expérience et la découverte d’une loi. On n’a pas trop de toutes ses forces de soumission au réel, pour arriver à faire passer l’impression la plus simple en apparence, du monde de l’invisible dans celui si différent du concret où l’ineffable se résout en claires formules.
Que faire avec des mots usés et avec quelques artifices rhétoriques qui sont dans les manuels ? À première vue, rien ou pas grand-chose. Et cependant, l’entreprise n’est pas toujours impossible. Le modeste magicien fait ce qu’il peut avec ses modestes moyens. Une connotation malheureuse, un accent erroné, une nuance, peuvent briser l’exorcisme. Nous travaillons à tâtons. L’univers est fluide et changeant et le langage, rigide.
Le moment d’Alors est comme cette espèce de livre : il veut du blanc dans ses pages. - Dans notre temps, ce qui dure, c’est ce qui ne dure pas.
Je trouve assez d’épaisseur à la surface du monde.
Le poète doit faire un tableau noir avec de la lumière.
Mais je vénère comment, par une supercherie, on projette, à quelque élévation défendue et de foudre ! le conscient manque chez nous de ce qui là-haut éclate.
O voyageurs sur les eaux noires en quête de sanctuaires, allez et grandissez, plutôt que de bâtir...
Le réel, c’est quand on se cogne.
Ceux qui tremblent de peur devant l’expression parlante des surfaces d’un cube...
J’ai de moi comprends-le fait tout le Théâtre et ce livre n’est rien que ce théâtre-là que je taille au couteau dans l’écorce de moi-même et je crie et je crie et personne n’entend n’a jamais entendu ce que j’écris à en crever Personne
Je suis. Mais je ne suis pas en possession de moi-même. Telle est l’origine de notre devenir.
Etre humain est un long travail d’illusion.
Un mot n’est pas la chose, mais un éclair à la lueur duquel on l’aperçoit.
La fonction de l’artiste est ainsi fort claire : il doit ouvrir un atelier, et y prendre en réparation le monde, par fragments, comme il lui vient. Réparateur attentif du homard ou du citron, de la cruche ou du compotier, tel est bien l’artiste moderne. La non-signification du monde peut bien désespérer ceux qui, croyant aux idées, s’obligent à en déduire une philosophie ou une morale. Elle ne saurait désespérer les poètes, car eux ne travaillent pas à partir d’idées, mais de mots. C’est que pour eux, enfin, qu’il signifie ou non quelque chose, le monde fonctionne.
Entrer en soi-même, c’est découvrir la subversion.
Ecrire c’est ébranler le sens du monde, y disposer une interrogation indirecte, à laquelle l’écrivain, par un dernier suspens, s’abstient de répondre. La réponse, c’est chacun de nous qui la donne, y apportant son histoire, son langage, sa liberté ; mais comme histoire, langage et liberté changent infiniment, la réponse du monde à l’écrivain est infinie : on ne cesse jamais de répondre à ce qui a été écrit hors de toute réponse : affirmés, puis mis en rivalité, puis remplacés, les sens passent, la question demeure.
Le nom de stations dans un indicateur de chemin de fer du Nord, où il aimerait imaginer qu’il descend de wagon par un soir d’automne, quand les arbres sont déjà dépouillés et sentent fort dans l’air vif, un livre insipide pour les gens de goût, plein de noms qu’il n’a pas entendus depuis l’enfance, peuvent avoir pour lui un tout autre prix que de beaux livres de philosophie, et font dire aux gens de goût que pour un homme de talent il a des goûts très bêtes.
Je suis un poète, mais je ne veux pas être un poète pour d’autres. Je dévorerai mes propres poèmes et j’en vivrai. Apparais ! Je veux être ton poète.
Il y a peut-être un peu trop de lumière répartie avec une égale richesse sur tous les détails. La composition trop brillante devient confuse par moments. L’oeil se fatigue, et l’effet général s’obscurcit tout à coup, comme ces paysages africains dont Fromentin a exprimé, en peu de mots et d’une manière saisissante, l’intensité de rayonnement produisant la sensation du noir. Je ne hais pas ces défauts qui sont l’abus d’une force.
Il y a quelqu’un qui m’a enfoncé les doigts aussi loin qu’il peut dans la bouche et je vomis. De temps en temps il vient des morceaux d’homme de lettres : que voulez-vous que j’y fasse ? Et cette poussée, cette acclamation torrentielle de temps en temps, cette vocifération, ça va tout seul, en ordre, en désordre, comme une armée qui remplit le ciel et la terre... Explosion. Une série d’explosions quelquefois !
L’image du texte fait voir
De l’intérieur ce que les yeux
N’ont jamais vu
Ne verront jamais, car le ciel
Interne n’a plus besoin de l’autre
Pour donner à voir
Se retrouver dans un état d’extrême secousse, éclaircie d’irréalité, avec dans un coin de soi-même des morceaux du monde réel.
— Ma question n’est pas : Qui es-tu ?, mais : Que m’apportes-tu ?
— Ce que je t’apporte n’est autre que ce que je suis, lui fut-il répondu.
Tous les mots sont adultes. Seul l’espace où ils retentissent, espace infiniment vide comme un jardin où, bien après qu’ils sont disparu, continueraient de s’entendre les cris joyeux des enfants, les reconduit vers la mort perpétuelle où ils semblent naître toujours.
A moins qu’un livre ne suive une ligne droite toute simple, comme c’est le cas pour une histoire d’aventures, il devient une série d’éléments. C’est comme l’arrangement d’une vitrine. Cela demande une certaine dose de jugement et de goût pour disposer les différents objets aux endroits où ils disposeront le meilleur effet.