Pierre Antoine Villemaine | Mes petits mots sont des enfants...

Mes petits mots sont des enfants qui jouent avec moi. (R. W.)


J’ai toujours aimé les paysages flous. Je ne sais pourquoi ils m’attirent irrésistiblement. Ces paysages vaporeux sont souvent accompagnés d’une brise légère et délicate. Devant chez moi est une étendue de terre brune, une terre bien grasse, bien retournée où se retrouvent à la tombée de la nuit les oiseaux noirs dépouilleurs de cultures avec leurs ailes aux reflets bleu d’acier traversé d’éclats d’un sombre violet. Au loin, nimbée de brouillard, on soupçonne l’orée d’une forêt. On devine les fins et hauts troncs à l’élégante courbure qui s’élancent vers le ciel. Ils semblent nous faire signe. J’étais sur le seuil de ma porte et restais immobile, figé dans la contemplation. Je n’osais faire un pas vers eux. Ils étaient si sérieux, sévères comme des gardiens. Je sentais instinctivement que si j’avançais, ils me laisseraient entrer sans aucune difficulté, avec bienveillance, peut-être même avec un sourire ils s’écarteraient et me souhaiteraient la bienvenue. J’avançais donc de quelques pas, foulais la terre fraîchement labourée dont je sentais le moelleux. Me rapprochant je distinguais mieux les minces troncs effilés qui émergeaient de la brume, lisses, blancs et nus ; plus haut, beaucoup plus haut, j’aperçus les premières branches chargées de feuilles. Comme une révélation je vis alors l’imperceptible balancement des troncs qui oscillaient en une respiration commune. Ce mouvement extrêmement lent m’hypnotisait. Puis sourdement je sentis comme un danger. Ces arbres qui m’avaient si bien accueilli semblaient maintenant vouloir me menacer et je compris qu’ils s’étaient concertés pour me faire perdre la tête et ainsi, sans violence apparente, empoisonné à petit feu, anesthésié, je commençais à me dissoudre... Je reculais avec prudence, me retournais et je sentis le toucher d’une présence, comme si un regard ombreux et froid glissait le long de ma nuque jusqu’au bas du dos. J’eus un bref instant de panique et me mis à courir frénétiquement en trébuchant sur les mottes de terre. Longtemps après, bien à l’abri auprès de la cheminée, comme sortant d’un rêve je repris mes esprits et je me souvins qu’un spécialiste de l’âme rôdait dans les parages, il n’aurait aucune difficulté pour décrypter le message, me dis-je, et je me mis à rire car je n’avais plus peur du ridicule.
 

*

Empruntant des chemins de traverse, elles se promenaient, insouciantes et légères, toujours à côté de ce qu’elles disaient. En route mais sans but, elles gambadaient, distraites, immatures, s’égaraient avec passion dans le futile et l’inutile, oscillaient entre insignifiance et incohérence. Elles se diffusaient comme de fines particules de brume, capricieuses, irresponsables, je ne saisissais pas toujours où elles voulaient en venir, elles me plongeaient dans la plus grande incertitude. Je me disais que cette instabilité faisait sans doute partie de leur charme, du moins l’espérais-je. Puis bien vite, bien trop vite, elles revinrent à la raison et le jeu s’interrompit aussitôt.

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Dans le désarroi
demeure fidèle au fugitif
dit oui aux pensées passagères
aux précipités
aux feux follets
ne t’effraie pas des ruines

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Avez-vous remarqué le nombre de gens penchés qui déambulent dans nos rues ? Pendant longtemps j’ai cru qu’ils luttaient contre le vent mais aujourd’hui qu’il faisait très beau et qu’il n’y avait pas le moindre souffle d’air, tous les corps que je croisais se penchaient obliquement vers le sol. J’étais quelqu’un dont la principale aventure consistait à croiser des tas de gens sans entrer en contact avec eux mais comme je ne voulais pas troubler l’ordre public, passer pour un dissident, je me suis penché à mon tour vers l’avant pour faire comme tout le monde. C’est ainsi que je découvris les mondes de l’asphalte et des trottoirs que j’avais injustement négligés jusqu’alors et je compris enfin pourquoi tant de gens se penchaient obstinément vers le sol.

*

C’est là qu’il est maintenant, assis sur le banc. Depuis une semaine il n’a pas bougé, ses yeux sans lumière fixés sur le lointain. Que regarde-t-il ainsi ? Intrigué, je m’assis à ses côtés et je me mis à fixer la même direction. Nous restâmes immobiles, sans échanger un mot. Il se mit à pleuvoir. Lorsque la nuit tomba tout à fait, un type d’allure négligée, vêtu d’un trench-coat mastic passa furtivement, ralentit, revint sur ses pas et se planta devant nous. Il nous fixa longuement, puis avec une infinie précaution il s’assit sur le banc et à son tour leva les yeux vers l’horizon.

*

Il commence à faire soir - la lumière s’éclipse avec discrétion. Les yeux clos, il s’abandonne au sommeil qui vient comme une caresse. Il veille encore, guette l’instant où il va sombrer. Des pensées passent et s’effilochent avec lenteur, des images légères, aériennes, diaphanes se superposent, elles flottent quelque part dans le haut du crâne puis s’évanouissent. Avec volupté il se laisse glisser et se rend à l’appel de la nuit qui l’accueille.

3 décembre 2020
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